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Le Chat de Schrödinger (Extrait de L’Arche de Socrate)

Je vous propose ci-après un extrait de mon plus récent ouvrage, L’Arche de Socrate, qui présente, depuis l’Ane de Buridan jusqu’au Zèbre de Dretske,  33 animaux qui peuplent l’imaginaire et la réflexion des philosophes.

Il s’agit, à chaque fois, soit d’un animal explicitement invoqué par un ou une philosophe pour illustrer une idée ou une thèse; soit d’un animal qui apparaît dans une réflexion sur le statut de l’animal et sur ce que ce statut implique, notamment moralement; soit encore, et c’est justement le cas avec le Chat de Schrödinger présenté ci-après, d’un animal invoqué dans les sciences, mais qui présente  intérêt philosophique si grand que les philosophes le discutent beaucoup.

Chaque animal, dans le livre, est présenté selon un schéma identique que vous découvrirez ici.

Une courte histoire est d’abord contée, manière de brève mise en scène qui permet de découvrir le problème philosophique qui sera abordée à travers l’animal dont il sera question.

Ce problème et l’animal qui l’illustre sont ensuite expliqués et discutés.

Le créateur de l’animal est brièvement présenté et à la fin du texte,  une version courte de la thèse qu’il illustre est proposée, de même que des indications bibliographiques qui permettent à qui le souhaite d’approfondir sa réflexion.

Je me suis enfin risqué à regrouper les animaux par «méningerie» — ce beau néologisme étant dû à Jacques Prévert.

J’ai assemblée ma petite «méningerie» avec l’espoir qu’en la parcourant, il serait possible d’apercevoir, de manière accessible et ludique, quelques enjeux et problèmes philosophiques importants.

Bonne lecture!

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LE CHAT DE SCHRODINGER

 

Il suffit de croiser son regard avec celui d’un chat pour mesurer la profondeur des énigmes 

que chaque paillette de ses yeux pose aux braves humains que nous sommes.

 Jacques Laurent

Pauvre chat ! Jugez-en plutôt.

Un savant fou l’a mis dans une boîte hermétiquement close, où un mécanisme aussi ingénieux que diabolique a précisé-ment une chance sur deux de causer sa mort dans l’heure qui suit. Cet homme est vraiment dément, non ?

D’autant qu’il dit à ses collègues que le chat, l’heure écoulée et avant l’ouverture de la boîte, ne sera… ni mort ni vivant !

Un fou, vous dis-je !

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À la fin du xixe siècle la plupart des physiciens sont peu ou prou persuadés que leur science est sur le point d’être achevée. et ils ont d’assez bonnes raisons de le penser. Que de chemin parcouru, en effet, depuis les spéculations de Copernic, les expérimentations réalisées par Galilée puis par Newton et tous ces spectaculaires résultats obtenus par eux et par leurs nombreux successeurs dans le cadre de la mécanique classique ! Et que dire des vastes et profondes synthèses théoriques auxquelles on a ensuite abouti.

Rappelons pour commencer, et entre tant d’autres choses, qu’à l’aube du xxe siècle, la mécanique paraît à toutes fins utiles achevée, et elle est formulée à travers des outils mathématiques d’une extraordinaire puissance et précision; l’électricité et le magnétisme sont désormais compris et unifiés dans ces remarquables lois formulées par Maxwell ; par ailleurs, la thermodynamique permet de comprendre les échanges d’énergie à travers les concepts de travail et de chaleur ; enfin, on comprend parfaitement bien le comportement des gaz, que l’on sait exprimer par des lois statistiques.

La confiance est donc à son comble et l’opinion éclairée veut, vers 1900, que le siècle qui s’annonce voie la complétion de la physique et que les physiciens de demain achèvent, peut-être sous peu, le travail commencé par leurs illustres prédécesseurs.

Pourtant, pressés dans leurs derniers retranchements, certains physiciens reconnaissent qu’il reste quelques points d’ombre: mais ils tiennent à souligner qu’ils sont d’importance secondaire et qu’il ne s’agit au fond que de détails. Des petites choses relatives au fameux rayonnement des corps noirs, par exemple, et quelques autres bricoles, comme l’effet photoélectrique, la catastrophe ultraviolette, la nature ondulatoire ou corpusculaire de la lumière et les difficultés qu’il y a à démontrer par l’expérience l’existence de l’éther : des détails un peu étranges, sans doute, mais mineurs.

On le sait aujourd’hui : ces détails n’avaient rien de mineur, et peu à peu, pour les comprendre, les physiciens forgeront deux grandes théories qui les obligeront à remettre à plus tard l’achèvement de l’édifice de leur discipline et à repenser en profondeur certains des acquis de la physique classique. Ces deux grandes théories, élaborées au début du xxe siècle, sont la relativité (restreinte, d’abord, en 1905, puis générale) et la mécanique quantique (l’idée de quanta est avancée par Planck en 1900).

Mais ces théories ont elles aussi de très étranges conséquences. Par exemple, le temps et l’espace, dans la relativité restreinte, ne sont plus ces absolus que la physique classique, avec Newton, avait postulés. Et à la question de savoir si la lumière est onde, comme certaines expériences le montrent, ou corpuscule, comme d’autres expériences le montrent, la mécanique quantique répond en invoquant un principe de complémentarité, posé par Niels Bohr, qui affirme, pour faire très court, qu’un objet quantique ne se présente expérimentalement que sous un aspect à la fois et que ces deux aspects complémentaires sont nécessaires pour pleinement décrire le comportement de la lumière.

Plus étrange encore peut-être, au niveau atomique, le simple fait d’observer perturbe nécessairement ce qui est observé. Le principe d’incertitude de Heisenberg donne une formulation précise de cette incertitude ou indétermination. En termes là aussi très simplifiés, il nous montre qu’il est impossible de simultanément mesurer avec certitude ou précision la vitesse (le momentum) et la position d’une particule, la grande précision obtenue pour une des deux mesures se payant d’une grande incertitude sur l’autre.

De telles conceptions, étayées par une mécanique quantique amplement vérifiée expérimentalement et capable de faire de justes prédictions d’une précision inouïe, remettent fortement en question des idées admises par le sens commun et jusque là par la science. Par exemple, le déterminisme. La philosophie sera bientôt convoquée pour méditer les innombrables et difficiles questions posées par la mécanique quantique.

La solution retenue par la plupart des physiciens, inspieée du positivisme philosophique et des idées de Kant, est appelée l’interprétation de Copenhague. Elle soutient que l’on ne connaît jamais le réel en soi, mais uniquement ce que l’on mesure, et que les théories physiques ne sont que de commodes instruments de prédictions reliant les unes aux autres certaines de nos expériences sensibles. Sa devise, parfois revendiquée, serait : « tais-toi et calcule ! » Ce serait donc une erreur que de vouloir se représenter les photons, par exemple, comme de petites billes ou comme des vagues, pire encore comme ayant des comportements déterminés. Ce dont parle la mécanique quantique, c’est ni plus ni moins ce qui est décrit en termes statistiques et probabilistes dans ses équations, et toute discussion sur leur nature réelle relève de la métaphysique.

La plupart des physiciens ont adhéré et adhèrent encore à cette interprétation. Mais pas tous. Réunis en congrès à Bruxelles en 1927 dans le cadre des Congrès solvay, les plus grands physiciens de l’époque se sont affrontés sur la question, la majorité défendant l’interprétation de Copenhague, tandis qu’une minorité la contestait. Parmi ces derniers, on trouve Albert Einstein (son fameux : « Dieu ne joue pas aux dés », est justement une protestation contre l’incertitude et l’indéterminisme selon lui erronément admis par ses adversaires) et Erwin Schrödinger.

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Encadré:

Qui est Erwin Schrödinger ?

Né à Vienne en autriche, Erwin Schrödinger (1887-1961) est un des principaux fondateurs de la mécanique quantique, à laquelle il a apporté de nombreuses contributions – et en particulier cette importante équation qui porte son nom et pour laquelle il reçoit le Prix nobel de physique en 1933.

Schrödinger se pencha aussi sur la biologie : son ouvrage Qu’est-ce que la vie, paru en 1944 et devenu une référence, influencera d’ailleurs grandement les deux codécouvreurs de l’ADN.

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Selon l’interprétation de Copenhague – du moins selon son formalisme mathématique – une particule est susceptible d’être dans un état dit de superposition quantique : elle est à la fois dans un état (onde, disons) et dans un autre (corpuscule), avec une certaine probabilité de se trouver dans l’un ou l’autre lorsque vous prendrez votre mesure, cette mesure la faisant en quelque sorte être dans tel ou tel état – c’est ce qu’on appelle l’effondrement de la fonction d’onde.

La physique classique, on le voit, tout comme le sens commun, s’y perdent. Et d’ailleurs qu’est-ce que cela pourrait donner à l’échelle macroscopique ? C’est pour montrer l’absurdité de l’interprétation de Copenhague que Schrödinger invoque son célèbre félin qui n’est ni mort ni vivant. Car pour nous, du moins selon le bon sens qui nous guide dans la vie quotidienne, le chat, au moment où on ouvre la boîte, est soit mort soit vivant, et le fait d’ouvrir la boîte n’y change rien.

Voici comment Schrödinger présente sa célèbre expérience de pensée : « On peut également imaginer des situations parfaitement burlesques. Un chat est enfermé dans une enceinte d’acier avec le dispositif infernal suivant (qu’il faut soigneusement protéger de tout contact direct avec le chat) : un compteur Geiger est placé à proximité d’un minuscule échantillon de substance radioactive, si petit que, durant une heure, il se peut qu’un seul des atomes se désagrège, mais il se peut également, et avec une égale probabilité, qu’aucun ne se désintègre ; en cas de désintégration, le compteur crépite et actionne, par l’intermédiaire d’un relais, un marteau qui brise une ampoule contenant de l’acide cyanhydrique. Si on abandonne ce dispositif à lui-même durant une heure, on pourra prédire que le chat est vivant à condition que, pendant ce temps, aucune désinté- gration ne se soit produite. la première désintégration l’aurait empoisonné. la fonction de l’ensemble exprimerait cela de la façon suivante : en elle, le chat vivant et le chat mort sont (si j’ose dire) mélangés ou brouillés en proportion égale. » (Schrödinger, Erwin, « La situation actuelle en mécanique quantique », traduit par F. de Jouvenel, 1935.)

Difficile ? Contre-intuitif ? incroyable ? Tout cela et bien plus encore, car les débats se poursuivent tandis que l’interprétation de Copenhague résiste à cette attaque comme à bien d’autres et que des interprétations plus fantastiques encore de la mécanique quantique sont parfois proposées.

Et si vous avez du mal à pleinement comprendre ou admettre partie ou tout de ce qui précède, ne vous en voulez pas trop. Richard Feynman (1918-1988), un des plus illustres et (Ô combien !) brillants physiciens du xxe siècle, auquel on doit des contributions décisives à la mécanique quantique, a déjà dit pouvoir affirmer avec confiance que personne ne comprend la mécanique quantique et que qui assure la comprendre n’y a pas assez pensé !

Quoiqu’il en soit, le Chat de Schrödinger n’a pas fini de faire parler de lui et surtout d’irriter. À preuve: fervent défenseur de l’interprétation de Copenhague de la MQ, le célèbre physicien Stephen Hawkins a déjà affirmé, en boutade, qu’à la seule mention du Chat de Schrödinger, il sortait son révolver…

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La version courte

Pour animer un dîner entre physiciens, invitez un chat tiré des limbes à lancer la question : « Que signifie, au niveau macroscopique, l’effondrement de la fonction d’onde ? »

Dans la même méningerie

  • Le Papillon de Lorenz

Pour en savoir plus

Scrhödinger, Erwin, Physique quantique et représentation du monde, Seuil, coll. « Points sciences », Paris, 1992.

De nombreux ouvrages proposent d’initier à la mécanique quantique et à ses enjeux philosophiques. en voici un qu’on lira avec profit : Bricmont Jean, et Zwirn Hervé, Philosophie de la mécanique quantique, Vuibertn coll. « Philosophie des sciences », Paris, 2010.