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Pygmalion en classe

[Ceci est un work-in-progress. Commentaires bienvenus]
Dans la mythologie grecque, le roi Pygmalion, malheureux de ne trouver aucune femme à la hauteur de ses espérances, se fait construire (selon une autre version se sculpte lui-même) une statue d’ivoire représentant la femme à ses yeux idéale. Mais il en tombe éperdument amoureux et son malheur est alors plus grand encore d’aimer une statue sans vie. Voyant cela, Aphrodite, la déesse de l’amour, vient à son secours en donnant vie à la statue et en la rendant amoureuse de Pygmalion.

On peut lire cette histoire comme une métaphore des rapports du créateur à la création mais aussi comme un rappel du rôle que peuvent jouer nos attentes et nos expectatives dans la définition d’autrui.

Bernard Shaw a fait de ce thème le sujet d’une de ses pièces les plus connues, intitulée justement Pygmalion. Le personnage principal, une jeune bouquetière, y déclare : «[…] Tenez, pour parler franchement, et mises à part les choses que tout le monde peut faire — comme s’habiller et parler correctement — la différence qu’il y a entre une vraie dame et une marchande de fleurs, ce n’est pas la façon dont elle se conduit, mais la façon dont elle est traitée. Pour le Professeur Higgins, je serai toujours une marchande de fleurs parce qu’il me traite en marchande de fleurs et le fera toujours. Mais pour vous, je sais que je puis être une femme comme il faut, parce que vous me traitez comme une dame et le ferez toujours. » (SHAW, Bernard, Pygmalion, Acte V)

Doit-on donner raison au mythe et au dramaturge? Est-il vrai que nos attentes ont ce pouvoir et si c’est le cas, dans quelle mesure? Les sciences sociales donnent des arguments qui incitent à répondre oui à la première de ces questions et à penser que ce pouvoir peut en certains cas être immense. En voici deux exemples, tirés l’un de la sociologie, l’autre de la psychologie, lequel intéresse particulièrement l’éducation.

Le sociologue Robert K. Merton (1910) a publié en 1948 un retentissant article dans lequel il propose de baptiser self fulfilling prophecies ou prévisions autoréalisatrices des prédictions qui deviennent vraies du fait qu’elles sont avancées et crues telles. La bourse peut sans doute est tenue pour l’archétype d’une institution où se réalisent des prévisions autoréalisatrices : X achète des actions parce qu’il pense qu’elles vont monter et elles montent du fait qu’il en achète — et l’inverse.

Le psychologue Robert Rosenthal, travaillant pour ss part avec des rats de laboratoire auquel il enseigne à s’orienter dans un labyrinthe, s’est demandé si les croyances et les attentes des chercheurs sur leurs sujets influeraient sur leurs performances. Pour le savoir, il a confié (aléatoirement) 60 animaux à 12 chercheurs en disant à la moitié d’entre eux que leurs sujets étaient doués, aux autres qu’ils étaient stupides. Les résultats obtenus ont confirmé magistralement l’hypothèse d’un «effet Pygmalion » : au total, les rats qu’on croyait doués ont progressé deux fois plus rapidement que les rats qu’on croyait stupides.

Un tel effet pourrait-il jouer en éducation et avec des sujets humains ? C’est la question que Rosenthal s’est ensuite posée. Pour y répondre, il a conçu une des plus célèbres études de psychologie de l’éducation portant justement sur les attentes des enseignants et le développement intellectuel des élèves. Les résultats ont paru en 1968 sous le titre : Pygmalion en classe.

L’étude, menée par Robert Rosenthal et Leonore Jacobson, s’est déroulée à la Oak School, une école primaire. À tous les enfants de l’école — à l’exception des finissants — ainsi qu’aux enfants d’une école maternelle qui devaient aller à Oak School l’année suivante, on a administré un banal et peu connu test d’intelligence (le TOGA), mais en affirmant qu’il s’agissait d’un nouveau test développé à l’Université Harvard et permettant d’identifier les enfants sur le point de connaître un «démarrage scolaire ». On a ensuite désigné au hasard un élève sur cinq en affirmant que le test l’avait repéré comme «démarreur ». L’hypothèse était évidemment que ceux-là feront des progrès plus grands du fait que les enseignants en attendront davantage. Cette prédiction semble avoir été confirmée lors du retest effectué l’année scolaire écoulée, et plus particulièrement pour les plus jeunes enfants. En effet, en première année et selon l’échelle de mesure utilisée, les démarreurs avaient connu une progression de 27,4 points, les autres de seulement 12 points; en troisième année, ces chiffres étaient respectivement 16,5 et 7,0 ; aucune différence significative n’a cependant été constatée dans la dernière année du primaire.

«En résumé, écrivent Rosenthal et Jacobson, on peut affirmer que par ce qu’elle a dit, par la manière dont elle l’a dit, par le moment où elle l’a dit, par ses expressions faciales, par ses postures et par ses gestes, l’enseignante peut avoir communiqué aux enfants du groupe expérimental qu’elle s’attendait à une amélioration de leurs performances intellectuelles » Et encore : «La prédiction faite par un individu A sur un individu B finit par se réaliser, que ce soit seulement dans l’esprit de A ou — par un processus subtil et parfois inattendu — par une modification du comportement réel de B sous la pression des attentes de A »

Bien des discussions et bien des débats entourent depuis lors cette idée d’effet Pygmalion. On a chaudement discuté de la validité méthodologique de cette recherche et des nombreuses autres menées depuis; on a aussi âprement disputé de la réalité du phénomène et de son ampleur. Dans L’équation du nénuphar, Albert Jacquard en tire quant à lui la conclusion suivante, qui mérite d’être méditée par tout enseignant :

«L’attente des enseignants est un élément essentiel de l’attitude de l’élève. S’il sent une confiance, il l’intériorise, retrouve espoir en ses propres possibilités et fait les efforts lui permettant de progresser. Plus il est âgé, plus il constate que l’opinion des enseignants sur lui est figée et se sent enfermé dans le carcan des échecs antérieurs inscrits dans son carnet scolaire.

Une remarque faite à cette occasion par les chercheurs de Harvard révèle le pouvoir autoréalisateur des prévisions des enseignants : les enfants qui avaient déjoué les pronostics, même dans un sens favorable, qui avaient progressé en dépit de l’annonce d’une stagnation, étaient regardés comme antipathiques, comme des éléments dérangeants de la classe. Il ne fait pas bon donner tort au maître.

Les enseignants ne sont évidemment pas seuls à être des Pygmalions façonnant plus ou moins consciemment les enfants. Les parents commencent et poursuivent leur œuvre longtemps. Pour s’en tenir au seul domaine scolaire, une mesure de leur influence est fournie par une étude menée par une équipe de l’INSERM. Elle a porté sur trente-cinq enfants (dont trois paires de jumeaux) nés dans des familles pauvres, de parents sans qualification professionnelle, abandonnés avant l’âge de quatre mois, et adoptés par des familles de cadre. Vingt de ces enfants avaient des frères et sœurs, trente-neuf au total, restés dans leur famille d’origine. Les parcours scolaires de tous ont été suivis et minutieusement décrits. La comparaison la plus riche d’enseignement est la suivante : jusqu’à l’entrée en classe de sixième, pour les trente-cinq enfants adoptés, les difficultés rencontrées ont la fréquence moyenne constatée dans les familles de cadres, cinq échecs mineurs, dont un redoublement, et un échec grave (affectation à une classe parallèle) pour une paire de jumeaux. En revanche, pour les trente-neuf frères et sœurs restés dans leur milieu d’origine, douze échecs mineurs et douze échecs graves ont été constatés.

Certes, ces nombres sont trop faibles pour être regardés comme une preuve de l’influence décisive du milieu sur la réussite de chacun dans la construction de l’outil support de son activité intellectuelle. Ils peuvent du moins faire prendre conscience de l’effort à accomplir dans notre société pour parvenir à une véritable égalité des chances.

Toutes ces observations et ces réflexions convergent vers un constat qu’il est important de faire comprendre aux élèves : sauf cas pathologique, leur intelligence est le résultat toujours provisoire de leurs propres efforts pour la développer. Ces efforts n’ont pas pour motif le désir de dépasser les autres en une compétition subie et infantile, mais celui de se dépasser soi-même en une émulation volontaire et féconde. »

Pour en savoir plus :

Good, T. L. (1987). Two decades of research on teacher expectations: Findings and future directions. Journal of Teacher Education, 38(4), 32-47. EJ358702

Hunsberger, B., & Cavanagh. B. (1988). Physical attractiveness and children’s expectations of potential teachers. Psychology in the Schools, 25(1), 70-74. EJ368520

Merton, R. K. (1948). The self-fulfilling prophecy. Antioch Review, 8, 193-210.

Rosenthal, R., and Jacobson, L. (1968). Pygmalion in the Classroom. New York: Rinehart and Winston.