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Hubert L. Dreyfus et les Mooc

[la version intégrale de ce texte paraîtra dans le prochain numéro de la revue À Bâbord, dans laquelle je tiens depuis 10 ans une chronique sur l’éducation ]

Connaissez-vous ce mot relativement nouveau : «Mooc»? C’est l’acronyme de Massive Online Open Course (autrement dit : cours en ligne offert à un grand nombre de personnes).

On réfère par là à des pratiques relativement nouvelles en éducation, notamment supérieure, qui proposent un enseignement à distance qui fait usage des importantes ressources d’Internet et qui, en effet, peut être dispensé, gratuitement ou à un coût très minime, à un grand nombre de personnes qui peuvent en outre interagir entre elles.

Les Mooc suscitent en ce moment de nombreuses et parfois vives discussions, des discussions qui sont à la hauteur des attentes, des inquiétudes et des promesses de bouleversements qu’ils font naître. Il faut savoir que de prestigieuses universités s’y mettent.

C’est des Mooc dont je veux vous parler aujourd’hui. Mais avant d’y arriver, permettez-moi de faire un petit détour qui me semble valoir la peine.

Il nous transporte au MIT, à Boston, du 10 au 12 septembre 1956.

Dreyfus et l’IA

Ces jours-là se tient en effet un célébrissime Symposium sur la théorie de l’information qu’on donne couramment, depuis ces dates, comme l’acte de naissance des sciences cognitives. Ce n’est pas rien.

Chomsky y participe et y parle, bien entendu, de grammaire générative. G. A. Miller y expose ses idées devenues classiques sur la mémoire de travail. Et H. A Simon y présente l’ambitieux programme de recherche de l’Intelligence Artificielle (IA): fabriquer des machines dont les capacités, notamment cognitives, seront indiscernables de celles des êtres humains.

Ce programme suscite l’enthousiasme et certains prophétisent que d’ici une trentaine d’années on aura créé de telles machines. Cela ne s’est pas fait et plusieurs pensent aujourd’hui que cela ne se fera pas. Quoiqu’il en soit, un philosophe appelé Hubert L. Dreyfus est célèbre pour avoir, très tôt, soutenu que cet objectif était inatteignable.

Dreyfus soutenait qu’il y a, sur le plan cognitif, certaines choses que font spontanément et aisément les êtres humains, mais que les ordinateurs, eux, ne peuvent et ne pourront jamais accomplir. Je vous passe le détail de l’argumentaire, mais, essentiellement, Dreyfus soutenait que l’intelligence humaine est crucialement inscrite dans un corps, incarnée, donc, et qu’elle est aussi consciente de tout un arrière-plan, de tout un monde vécu par quoi elle est capable de distinguer, dans une situation, ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Cette intelligence humaine qui, pour cette raison, sait orienter son attention, sait en outre repérer et correctement interpréter des ambigüités contextuelles et peut, au besoin, faire usage de catégories approximatives. (Nombre des problèmes vers lesquels pointait Dreyfus sont à présent appelés collectivement le frame problem en IA).

Je reviens à mes MOOC. Que peut-il en attendre? Est-il plausible, par exemple, de penser, avec certains, qu’ils signent la fin de l’université telle que nous la connaissons? Qu’ils annoncent une formidable démocratisation de la connaissance? Je ne le sais pas. En fait, je ne sais même pas comment on pourrait le savoir. Comme il se doit en pareil cas, je suspends donc mon jugement sur ces questions et plusieurs autres semblables.

Mais je voudrais ajouter une pièce à ce dossier : la réflexion que dans On the Internet (Routledge, 2008) Hubert L. Dreyfus, justement, propose sur l’enseignement à distance et ses promesses. On va le voir : il est cette fois encore sceptique et sa réflexion, qui n’a absolument pas reçu ici toute l’attention qu’elle mérite, me semble importante et intéressante.

Les 7 étapes de l’apprentissage de Dreyfus et les Moocs

Dreyfus soutient qu’apprendre se décline en sept étapes progressivement atteintes et qui sont autant de degrés de maîtrise de savoirs. Il soutient en outre, et c’est ce qui importe ici, que certaines de ces étapes ne peuvent être atteintes par un enseignement en ligne et demandent impérativement un enseignement face-à-face. On reconnaîtra au passage dans cet argumentaire certaines des idées que Dreyfus défendait relativement aux limites de l’IA. Et il me semble que quiconque est devenu expert dans un domaine reconnaîtra certaines des choses dont il est question.

La première étape est celle du novice, qui est initié à un domaine. On lui transmet pour cela des règles et des savoirs de base, factuels. C’est cela qui est accompli à l’université dans une salle d’un cours introductif, et un enseignement à distance peut, lui aussi, convenir pour accomplir une telle initiation.

La deuxième étape est celle du débutant avancé. Les règles et les savoirs appris commencent ici à être mis en contexte et leur application à être problématisée : ce ne sont plus, dès lors, de simples informations : ils font sens et le professeur devient une sorte de «coach» qui aide à cette contextualisation signifiante.

Le troisième stade est celui de la compétence. La personne qui apprend commence, aidée par son «coach», à choisir elle-même l’angle, la perspective, les règles appropriés sur une question donnée. Elle est engagée par ce qu’elle sait dans ce qu’elle fait. Elle peut réussir ou échouer, et un prix émotionnel est rattaché au succès et à l’échec. Le professeur devient alors (ou non) un modèle à imiter. La thèse de Dreyfus est que l’apprentissage en ligne ne permettra pas d’aller au-delà de ce stade, quand elle permet de l’atteindre.

Qu’y a t-il au-delà? Dreyfus nomme les stades suivants ceux de la grande compétence (stade 4), de l’expertise (stade 5), de la maîtrise (stade 6) et de la sagesse pratique (stade 7). En les parcourant, on devient progressivement plus sensible aux diverses situations et aptes à identifier les problèmes qui y surgissent (4) puis capable de savoir immédiatement comment s’y prendre pour les résoudre (5). L’étape suivante (6) est plus avancée encore et ne s’atteint que par l’étude auprès de plusieurs maîtres, comme en musique pour le virtuose : on atteint ici ce qu’on peut appeler son propre style. Enfin (7), on parvient, idéalement, à intégrer cette expertise à un style culturel.

Que manque-t-il à l’enseignement à distance pour lui permettre de devenir un enseignement débouchant sur la grande compétence et l’expertise? On pourra reprendre ici mot pour mot des choses qui ont été dites à propos de l’IA. La téléprésence n’est pas plus la présence incarnée nécessaire à l’expertise que la syntaxe d’un ordinateur n’est du sens.

Cette présence incarnée, avec ses nuances, sa sensibilité aux contextes transmise et perçue, est indispensable pour accéder, justement et cette fois encore, au monde vécu par quoi la personne qui apprend est capable de distinguer, dans une situation, ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Et devenir expert, c’est précisément savoir orienter son attention sur ce qui est pertinent dans une situation donnée, repérer et correctement interpréter des ambigüités contextuelles et au besoin faire usage de catégories approximatives. «Les zélateurs de l’enseignement à distance […] doivent comprendre que seuls des êtres humains incarnés, impliqués et sensibles peuvent devenir compétents et experts et que ceux-là seuls peuvent devenir des maîtres.» (p. 48)

Dreyfus concède bien entendu qu’il y a d’énormes mérites aux nouvelles technologies et qu’elles ont un rôle à jouer dans la diffusion d’informations et la dispensation d’enseignements de base. Lui-même met en ligne ses cours en format audio et vidéo. Mais il note aussi que ses étudiants viennent quand même à ses cours et que ces enregistrements ne jouent qu’un rôle complémentaire ou supplétif : ils permettent de revenir sur le cours ou d’y avoir accès quand on l’a manqué.

Il concède aussi que des cours interactifs diffués en direct pourraient corriger une part des défauts et limitations qu’il attribue aux cours en ligne, mais que le rapport coûts bénéfices, si attrayant aux yeux des administrations universitaires et des entreprises, serait alors fortement diminué.

Ces arguments, et d’autres allant dans le même sens — je n’ai pu ici qu’effleurer la réflexion de Dreyfus, subtile et stimulante — méritent la plus sérieuse réflexion.