BloguesNormand Baillargeon

Entrevue (L’incontournable magazine, Lyon)

[Paru dans leur dernière livraison. Une très belle revue. Leur site est ici.]

Q : Vous nous offriez il y a quelques années, aux éditions Lux, le « Petit cours d’autodéfense intellectuelle ». Comment avait germé l’idée de cet ouvrage ? Et s’il y a besoin d’un tel manuel, qui est l’agresseur?

Ce livre est le point de convergence de deux de mes intérêts majeurs. Le premier est mon intérêt pour ce que l’on appelle en Amérique du nord la pensée critique (critical thinking), laquelle est intimement liée au scepticisme contemporain, dont Martin Gardner est la figure de proue. Le deuxième est cet idéal, qui n’est pas propre aux anarchistes mais qui est partagé par toutes celles et tous ceux qui prennent au sérieux la démocratie : c’est l’idée qu’elle demande minimalement, pour être pleinement réalisée, des citoyens éclairés et capables de penser par eux-mêmes, d’argumenter et de prendre part de manière constructive à ce qui est, en somme, une conversation. Le livre est né du désir de contribuer, même modestement, à la mise à disposition de toutes et tous d’outils citoyens de pensée critique. Ce qui menace cet idéal, c’est notamment la propagande sous toutes ses formes et en particulier sous ses formes pernicieuses et institutionnalisées, par exemple dans les médias de masse ou les firmes de relations publiques; mais ce peut être aussi l’éducation si et quand, hélas, elle se mue en instrument d’endoctrinement.

Q : Dans « L’ordre moins le pouvoir », vous nous éclairez sur la pensée anarchiste. Selon vous, quels sont les préjugés les plus néfastes dont est victime ce courant de pensée, et pourquoi tant de « haine » à son encontre ?

L’anarchisme est un projet de transformation radical de la société et en particulier du politique et de l’économique, de leur transformation dans une direction dans laquelle toute forme de pouvoir illégitime serait idéalement abolie. En ce sens, il dérange, bouscule et remet en question nombre de certitudes entretenues par les pouvoirs. Pensez seulement à ce que cet idéal implique en économie, où nombre de nos actuelles institutions sont littéralement totalitaires et au sein desquelles des êtres humains vivent sous un régime d’esclavage salarial, pour reprendre une vieille expression qui n’a rien perdu de sa pertinence. On dépeint donc trop souvent l’anarchisme comme destructeur, nihiliste et ainsi de suite, mais cela est profondément trompeur et tient entre autres à l’oubli de ce qu’a été cette tradition, de sa richesse, des nombreuses et variées pratiques et idées constructives qu’il a mises de l’avant. De ce point de vue, les anarchistes ont beaucoup à faire, en renouant avec ce programme et en faisant valoir de nouveau la pertinence de leurs idées — en certains cas en les adaptant au monde actuel, par exemple en proposant des visions crédibles, constructives et attirantes d’institutions économiques, politiques, éducationnelles correspondant à leurs idéaux.

Q : Le monde de l’époque des premiers théoriciens de l’anarchisme n’est plus le nôtre. Là où hier l’Etat était le principal appareil de domination de la classe dirigeante sur le peuple et la cause des principales injustices, à l’heure de la mondialisation la donne a évolué. Ne faut-il pas aujourd’hui reconsidérer la situation et rechercher la cause des causes afin de comprendre les origines des injustices et inégalités à travers le monde. Vous semblez avoir fait ce cheminement en soulignant que le capitalisme financier oblige à reconsidérer la position de l’anarchisme face à l’Etat. Pourtant on remarque que les libertaires communient un peu partout avec les libéraux, en ouvrant une voie royale au capitalisme le plus violent avec ce que Michel Clouscard appelait le Libéralisme-libertaire.

Il y a d’abord ici un grand danger d’incompréhension mutuelle que je veux souligner et qui tient à ce que la situation est quelque peu différente en France et en Amérique, d’une part, et que, d’autre part, le mot libéral n’a pas le même sens des deux côtés de l’Atlantique. Ici, le libéralisme, désigne surtout, jusque dans le langage courant, une doctrine politique plutôt de gauche — et Chomsky peut même, légitimement, définir l’anarchisme comme une radicalisation de ce libéralisme politique. Chez vous, libéral renvoie surtout à une doctrine économique qui est, de facto, un régime de socialisation des risques et des coûts et de privatisation des profits avancée sous un vernis idéologique vantant le libre-marché et prônant son universelle extension. Ce à quoi nous assistons a commencé il y a plus d’un siècle avec la reconnaissance du statut juridique de personne légale aux corporations et a pris un tournant radical avec le démantèlement des fameux Accords de Bretton Woods et la financiarisation de l’économie. La mondialisation (on peut préférer dire : la globalisation) de l’économie porte ces deux caractéristiques (montée en puissance des corporations et détachement de l’économie virtuelle et de l’économie réelle, avec prééminence de de la première) à des points culminants. Dans les deux cas de figure, la collaboration de l’État est cruciale et, en l’accordant, il continue à jouer le rôle qui n’a cessé d’être le sien. Mais il se trouve aussi que des acquis importants gagnés par les citoyens au cours de l’épisode keynésien restent présents et ils font, comme on devait s’y attendre, l’objet d’un assaut de plus en plus soutenu de la part des institutions dominantes de notre temps — corporations, marchés, marchés financiers. Ce sont des acquis comme la retraite, les soins de santé, l’éducation, des universités indépendantes et ainsi de suite. Sur elles, à travers l’État, les citoyens ont encore un certain pouvoir. Se porter à leur défense, fusse en défendant l’État, ne saurait être une position dogmatiquement refusée a priori. Partant de là, il reste à examiner les situations au cas par cas, en prenant les meilleures décisions stratégiquement parlant. Ce n’est pas facile. Mais il s’agit en quelque sorte de jouer le libéralisme politique contre le libéralisme économique.

Q : Vous intervenez dans le documentaire « L’encerclement, la démocratie dans les rets du néolibéralisme ». Notamment sur la question de l’éducation. On pourrait dire que vous militez pour un « Éduquer sans endoctriner ». Pouvez-vous nous parler de votre idée de « l’éducation » et nous faire part de vos sentiments sur l’école d’aujourd’hui.

Je défends une vision appelée libérale de l’éducation — libérale en un sens différent des deux autres de ce mot, qui est celui qu’on donnait souvent à l’éducation dans la tradition occidentale, par exemple en parlant des «arts libéraux»; c’est de cet idéal éducationnel que parle Montaigne quand il évoque une éducation qui libère, ce qui est l’origine de cette appellation. L’endoctrinement, qui est à l’éducation ce que la propagande est au politique, est bien entendu un ennemi juré d’une telle éducation : celle-ci ambitionne de libérer, tandis que l’endoctrinement veut nous enchaîner dans des idées auxquelles on adhèrerait inconditionnellement. L’école est un moyen, parmi d’autres mais privilégié, de dispenser de l’éducation. Elle accomplit plus ou moins bien sa fonction, d’autant qu’outre sa fonction d’éducation, elle socialise les enfants et qu’elle fait tout cela dans une société profondément injuste et inégalitaire, ce qui limite, parfois énormément, ce qu’elle peut accomplir. En ce moment, l’école et les universités sont un peu partout dans les sociétés occidentales sommées de se transformer en profondeur pour se mettre plus encore au service des institutions dominantes : la mode des compétences, le processus de Bologne et la redéfinition des universités, l’accroissement des frais de scolarité, l’instrumentalisation des savoirs, l’orientation utilitariste de la recherche dominée par celle du profit en sont quelques unes des manifestations parmi les plus visibles. Je pense que se porter à la défense de l’éducation entendue au sens libéral du terme (acquisition désintéressée de savoirs choisis pour leur valeur formatrice et émancipatrice) et des institutions publiques qui la dispense, sans oublier les universités, est un des combats importants de notre époque

Q : La théorie de « la décroissance » est actuellement très en vogue : qu’en pensez vous?

Les théories (il en existe plusieurs) de la décroissance appartiennent à tout un ensemble d’idées et de pratiques aujourd’hui de plus en plus répandues et qui sont autant de remises en question fondamentales en particulier de l’économie, d’une certaine idée du progrès, du consumérisme et, pour le dire rapidement, de la dissolution du politique auquel tout cela contribue. J’y vois un indice d’une prise de conscience de l’ampleur des dégâts et des problèmes que nous devons résoudre et m’en réjouis. La question est ensuite de savoir s’il est possible de pousser ces prises de conscience et ces énergies qu’elles mobilisent dans la direction de ce qu’André Gorz appelait des réformes non réformistes, c’est-à-dire dans la direction d’un changement radical de nos institutions qui est à mes yeux devenu nécessaire pour ne pas dire salutaire. Le principal obstacle est sans doute ici un repli sur soi et sur des solutions individualistes : mais il y a de bonnes raisons de penser que ce qui anime ces mouvements ne saurait en rester à ce type de solution.

Q : Orwell parlait beaucoup de ce qu’il nomma la « common decency » que Jean Claude Michéa traduit par « décence commune ». Idée que l’on pourrait rapprocher de la vision que Rousseau avait de l’homme. Un être intrinsèquement « bon » et qui sait parfaitement faire la différence entre le bien et mal, cela sans tomber dans l’angélisme. Peut-on imaginer, selon vous, que cette caractéristique humaine serait une des raisons pour laquelle l’homme est perpétuellement victime de supercheries et tromperies (car il fait de prime abord confiance) ?

Il y a, ce qui pourrait surprendre, une réponse informée par la science à ce type de question qui est (en partie au moins) celle de la possibilité, de la nature et de l’éventuelle valeur positive de l’altruisme. La biologie a, somme toute récemment, fait de grands progrès sur ces questions, qui sont celles des bases biologiques de la moralité, en montrant comment elles existent et le rôle crucial que jouent d’une part l’altruisme de parentèle (qui nous conduit à être altruiste pour les organismes avec lesquels nous avons des gènes en commun, d’autre part l’altruisme réciproque, par quoi, pour le dire, rapidement, nous sommes altruistes envers ceux et celles dont nous pouvons penser qui nous rendront la pareille. Comment ce dernier type d’altruisme se manifeste-t-il de manière optimale quand des organismes se rencontrent en grand nombre? Quelle stratégie est la meilleure quand il s’agit de coopérer ou non avec eux? Dans des travaux célèbres dans lesquels on peut voir une sorte de mise à jour de la réflexion de Kropotkine, Robert Axelrod a organisé des tournois dans lesquels diverses stratégies de comportement à adopter dans des situations de possible compétition ou coopération s’affrontaient — des stratégies pouvant aller de coopérer toujours, ne jamais coopérer et couvrant un immense spectre d’autres options entre les deux . De nombreuses personnes étaient invitées à rédiger un programme informatique prescrivant à des créatures leurs comportements en réaction au comportement d’autres créatures avec lesquelles ils interagissent. Axelrod les fit ensuite entrer en compétition chacune contre chacune des autres afin de voir laquelle aurait le plus de succès. C’est le plus simple et le plus court de tous les programmes qui concourut dans cette compétition qui l’emporta. Appelé Tit-for-tat, c’est-à-dire donnant-donnant, il préconise de commencer par coopérer avec l’autre créature que l’on vient de rencontrer et de continuer à coopérer si l’autre coopère , mais de ne pas coopérer si l’autre ne coopère pas et de continuer à réagir de la sorte lors des rencontres subséquentes, en répondant par de la coopération à de la coopération et à un refus de coopérer par un refus de coopérer. Bref : nous sommes (aussi) capables d’altruisme et aptes à détecter les tricheurs : il nous reste à mettre sur pieds des institutions où ces caractéristiques, qui ne seraient pas refoulées, pourraient pleinement s’exprimer.

Q : Aujourd’hui le TINA (There is no alternative) semble avoir gagné la bataille. Les médias, notamment les émissions de télé nous abreuvent de programmes ou l’on met les hommes en compétition pour devenir le chanteur à la mode de demain, devenir le meilleur chef cuisinier, devenir l’homme le plus talentueux de la terre. Les médias nous incitent à ne plus penser qu’à nous-même, et nous pousse à ériger la satisfaction des besoins individuels au dessus du bien commun. Selon vous comment pourrions-nous bâtir une société décente ?

Si je le savais avec la moindre assurance, je vous promets que je le dirais! Nous vivons dans des institutions qui encouragent l’égoïsme, qui font parfois des gagnants de gens sans scrupules et qui adhèrent sans réserve à ce que Chomsky appelle la maxime de l’époque, qui est : «Tout pour moi, rien pour les autres». Mais de nombreuses formes d’altruisme et de coopération persistent malgré tout parce qu’ils font aussi partie de notre nature et tendent à s’exprimer même dans des circonstances comme les nôtres qui leur sont souvent si défavorables. J’aime à penser que c’est de là, dans la prise de conscience de citoyennes et de citoyens informés, réunis, luttant et apprenant ensemble, que le changement social se fera, comme il est assez usuel qu’il se fasse. Il me semble enfin important de noter que si nous devons accuser le coup de nombreux reculs sur le plan politique et sur le plan économique, les gains que nous avons faits depuis un demi-siècle sur des questions comme l’égalité des sexes, l’écologie, la condition animale et de nombreuses autres sont considérables.

Q : Au fond n’est ce pas Stirner qui a gagné ?

Stirner reste un précieux antidote à d’éventuelles tendances excessivement collectivistes qu’on retrouve parfois à gauche et même à gauche de la gauche. En ce sens, il reste important et, pour moi, une référence.