Ottawa n'est pas une ville qui m'attire particulièrement. Pourtant,
j'y suis allé plusieurs fois ces derniers temps. Parce qu'Ottawa a un avantage
net sur Montréal: on y trouve le seul lieu artistique qui ressemble un peu à
une vraie institution en arts de la scène, le Centre national des Arts. Le CNA
est presqu'une institution parce qu'il est assez financé pour ne pas se soucier
uniquement de remplir ses salles et de satisfaire ses abonnés. Il peut aussi se
soucier d'art. En tout cas, un peu plus que ses homologues montréalais.
La semaine dernière, donc, je suis en route vers Ottawa pour aller voir le
magnifique nouveau spectacle d'Alain Platel, des Ballets C. de la B de Belgique.
Je partage la route avec quelques travailleurs culturels montréalais, et la
discussion atterrit vite sur l'épineuse question de l'institution théâtrale
montréalaise et de sa refonte nécessaire. Il faut dire que tous, dans cette voiture,
venons de voir L'Opéra de Quat'sous au TNM, et que, tous, nous fûmes particulièrement
déçus de la production (voir ma critique ici). Pour une énième fois, le TNM
nous semble avoir favorisé le spectacle au détriment de l'art, et nous en
concluons encore une fois que les «institutions» montréalaises ont besoin d'air
frais.
Sauf que, dans cette voiture en route vers Ottawa, l'un des
convives doute des chiffres que je brandissais ici la semaine dernière à propos
du financement des «institutions» montréalaises, alors que j'affirmais que
la plupart ne reçoivent pas plus de 30% de leur budget en financement public. Il
est possible que je me sois trompé, n'ayant pas revérifié les chiffres un
par un avant de rédiger mon billet. Faisons donc la lumière là-dessus.
Les montants de subvention que reçoivent chaque année les
théâtres montréalais sont connus. Mais comme le soulignait Gilbert David dans le
répertoire analytique Rappels 2005-2006 (éditions Nota Bene), il n'est pas
toujours possible de déterminer le pourcentage des subventions dans le budget
global des théâtres, puisque «les budgets de production et de mise en marché,
de même que les statistiques d'assistance des compagnies théâtrales sont
confidentielles.» Les travaux de Gilbert David donnent tout de même la mesure
des choses. D'ailleurs, je privilégie ces très récents chiffres à ceux qui figurent dans les deux seules études réalisées sur ce sujet dans les années 80 et 90, Le Théâtre et l'État au Québec, d'Adrien Gruslin, et La culture contre l'art de Josette Féral, même si la plupart des conclusions de ces deux chercheurs s'appliquent toujours.
David nous apprend donc que le Théâtre du Nouveau Monde
reçoit les plus grosses subventions de la part des deux paliers de gouvernement,
pour un total de près de deux millions de dollars par année. Suivent la
compagnie Jean Duceppe, le Théâtre Denise-Pelletier et le Théâtre du
Rideau-Vert, recevant tous plus ou moins un million (les chiffres exacts sont
détaillés dans l'article de Gilbert David, que je vous invite à consulter si le
sujet vous intéresse). Mais ce sont les données recueillies auprès de l'Observatoire
de la Culture et des communications qui donnent le meilleur aperçu de la
situation. On y apprend que le «Groupe des 20», c'est-à-dire les 20 théâtres
les mieux établis et dont les revenus sont les plus élevés, reçoivent au total
17 millions de dollars d'aide publique, soit 35,6% de leurs revenus totaux. Ce
qui n'est pas loin du 30% dont je parlais ici la semaine dernière. Mais comme
ce chiffre ne constitue qu'une moyenne, il n'est pas contre-indiqué de croire
que le TNM ou Duceppe, par exemple, reçoivent un montant supérieur à 35%, alors
que d'autres en reçoivent bien moins. On ne saura peut-être jamais, à moins de
faire une plus vaste enquête. On sait aussi que les compagnies dites «intermédiaires»
sont plus massivement financées et que leur aide publique atteint parfois les
58%.
Ça remet les choses en perspective. Pour moi, du moins, ces
chiffres-là devraient paver la voie à une réflexion sur la manière dont les
fonds sont utilisés. Ils permettent de comprendre que certaines de nos
institutions soient frileuses et ne puissent outrepasser les lois du marché,
proposant un théâtre de plus en plus commercial. Nos «institutions» font en effet pâle figure lorsque comparées aux véritables scènes
nationales européennes, créées et soutenues à gros frais par les gouvernements
français, allemands, polonais, hollandais
et j'en passe. Mais jusqu'à quel point cela les empêche-t-il de faire un
véritable théâtre d'art? C'est la réflexion que j'aimerais enclencher ici au
cours des prochaines semaines. Vos commentaires sont évidemment les bienvenus…
Que l’art soit subventionné par l’État ou par le privé (à travers un mécène ou un commanditaire intéressé), la question reste la même: est-ce qu’il n’y a que les moyens de productions financiers qui engendrent l’art véritable.
Et cette recherche de l’oeuvre d’art mise à nue sur la scène, sur la toile, sur la page ou bien sur la table; est-ce qu’on s’en soucie encore aujourd’hui.
Toute cette histoire de subventions, toutes ces questions existentielles autour du profit, du pourcentage d’investissement et autres implications corporatives dans l’art visuel, cinématographique, corporel, plastique, etc., est important, certes, mais il y a une vision à creuser dans sa tête comme les rides qui se creusent sur le front de l’être soucieux d’atteindre sa cible.
Et par « cible », je ne parle pas du public. Je parle d’un objectif personnel, professionnellement artistique.
D’après moi, il y aura toujours des oeuvres hybrides qui aideront la masse critique à se rassurer autant que la critique de masse sur les tenants et les aboutissants de la culture.
Lorsque j’entends des débats interminables sur l’état de santé de l’art au Québec, au Canada, en Amérique du Nord ou ailleurs, ça me fout le cafard. Le cafard de Kafka.
Pour moi, contrairement à Claude Dubois qui disait « tous les critiques ont tort lorsque la salle est pleine », je dis que l’artiste doit apprendre à avoir raison tout seul dans son coin, tout seul dans sa bande, tout seul face à une salle remplie de bancs vides s’il le faut.
Je dis bien s’il le faut.
Ce n’est pas les « tu dois » et les obligations d’épargne qui manquent lorsqu’un artiste s’engage sur une voie qui le fera crever de faim s’il n’exporte pas son talent. S’il ne devient pas saltimbanque de la finance officielle à temps partiel. S’il ne travesties pas sa personne véritable, s’il ne prostitue pas son identité profonde pour épargner l’oeuvre d’art qu’il élabore en silence, en solitaire, dans ses « temps libres », il ne pourra jamais sortir vivant de l’atelier, de la répétion du même vide, du calme rassurant de la page blanche dans une société saturée de cochonneries en tous genres, non-stop.
Si j’étais un artiste, je me contenterais d’avoir raison et de me prouver à moi-même que je n’ai pas tort de me battre contre le trop-plein de rien ou la nécessité de créer une bouteille vide et d’y déposer un message discret, presque secret, confidentiel.
Un jour, on parlera de succès confidentiel, comme hier on nous rabâchait les oreilles avec le succès d’estime.
En attendant, il y a l’art qui essaie d’en imposer au monde entier. Le clinquant qui fait gronder les machines au son de Wagner. Et il y aura aussi la rumeur confidentielle, presque intime, qui fera se fendre l’asphalte comme chaque brin d’herbe qui fait s’ouvrir une craque de plus dans le trottoir.
Regarde cette fente, cher Artiste incompris, sur le bord du burn-out ou en réflexion, les deux babines sur les lèvres de l’abîme, et dis-toi que ce brin d’herbe, c’est toi. Et dis-toi bien que bien des gens te défendront comme on défent si mal la « mauvaise herbe » contre les fabricants d’insecticides et d’agent Orange.
L’avenir sera Vert, t’en fais pas. L’artisanat esthétique trouvera bien un moyen de s’infilrer dans ton âme. Un jour. Bientôt.
Beau sujet, Philippe!
Débutons…
Une fois que nous savons que les grands lieux de théâtre du Québec financent 35% de leur budget par les fonds publics et que cela oscille entre 0 et 58% pour les compagnies de création, nous savons bien peu de choses encore.
La question du financement public des arts est d’une autre nature qu’économique, à mon avis. Et nous pourrions néanmoins la résumer ainsi : la population québécoise apprécie-t-elle l’apport des arts à son bien être, relativement à ce qu’elle y investit par ses impôts. Honnêtement, pour les quelques dollars que chaque contribuable apporte en moyenne au financement public des arts, il est presque impossible de répondre par la négative. Ce serait de la mauvaise foi de leur part.
Cela dit. J’aborderais la question des institutions sur l’angle de leur vision artistique, avant de parler de leur financement public.
Je partage l’avis de Philippe à ce sujet : les institutions favorisent souvent le spectacle au détriment de l’art.
Certes, le niveau de financement que reçoivent les lieux de théâtre est insuffisant, et plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui obligé de compter sur de forts achalandages (près de 90% dans un cas, notamment) pour équilibrer leur budget.
Et rappelons-nous qu’il y a un peu plus de dix ans, plusieurs de ces théâtres présentaient des déficits importants, suite à leurs rénovations. Un fonds de consolidation avait même été mis en place par le gouvernement canadien, autour des années 2000. Bien que ce fonds ait eu pour objectif de redresser les finances des organismes artistiques, il s’agissait de mesures ponctuelles, incitant du coup les organismes à être plus indépendants à l’avenir, au niveau de leurs budgets… et de tout le reste.
Peu de temps après, le gouvernement québécois a de son coté mis en place le programme Placement culture, pour faciliter les opérations de levées de fonds privés, nouvelle panacée annoncée pour le financement des organismes.
Et nous pataugeons toujours dans cette zone tiède qui envoie constamment à la population le message que les arts sont déjà bien suffisamment financés par nos gouvernements, et qu’ils peuvent chercher les solutions à leurs problèmes ailleurs. Alors que notre communauté artistique s’est établi au cours des cinquante dernières années seulement, et que tout est encore à créer et à construire.
Néanmoins, je prendrai le parti de l’initiative à l’heure qu’il est. Et je souhaiterai que nos lieux de théâtre – les théâtres à saison – assument l’audace de présenter de l’art, davantage que des spectacles. Qu’ils fassent preuve de vision et leur communauté artistique soutiendra leur développement auprès des instances publiques. Qu’ils présentent des déficits raisonnables lorsqu’ils présenteront des oeuvres véritables, et ce sera là une preuve indéniable que les investissements publics doivent être augmentés.
Et je suis d’avis que la population saura apprécier les théâtres, lorsqu’ils avanceront dans cette direction.
(Wow! J’suis en forme aujourd’hui!)
P.S.: J’aime l’expression du »Groupe des 20 ». Ça donne une certaine mesure quantitative, pour éventuellement doter le Québec d’institutions théâtrales.
Débat à poursuivre. Espérant que les principaux concernés s’y joindront bientôt.
Ok. Je relance l’invitation aux théâtres à saison de participer au débat proposé par Philippe Couture.
Et j’offre 20$ à la première d’entre elles qui s’y joint… ;0)
Bonjour Philippe,
Le chapitre de Gilbert David dans le Rappels 2005-2006 n’est pas le plus récent sur le sujet. Pour avoir un portrait un peu plus à jour de la situation, je t’invite à lire l’analyse que j’ai moi-même écrite pour l’édition 2007-2008. On remarque notamment que le poids du « G20 » diminue peu à peu, on passe maintenant à un G19 au CALQ et à un G13 au CAC. Je dois d’ailleurs écrire l’analyse pour 2008-2009 d’ici décembre prochain.
http://www.crilcq.org/rappels/11-Fonds%20publics-VF.pdf
Bonne lecture,
Etienne Lévesque
Merci Etienne. Je n’avais en effet pas pris connaissance de ton analyse. Je m’y plonge
Devant le silence des institutions, j’augmente ma mise : 25$ à la première d’entre elles qui ajoute son commentaire au débat.
Je peux payer comptant ou par chèque, à votre convenance.
Amitiés,