BloguesContes et légendes

Méfiez-vous des femmes qui rient

J’ai reçu récemment un appel de Michel Rivard, qui est à préparer son prochain spectacle; il m’explique que dans la très difficile sélection de chansons qu’il songe à glisser dans celui-ci, il pense peut-être mettre « Heureusement qu’il y a la nuit » , une chanson que nous avons écrite ensemble –moi aux paroles, lui à la musique – pour Beau Dommage, et que Michel, ironiquement, n’a jamais chantée lui-même, puisqu’à l’époque, elle avait été –très bien- interprétée par Pierre Bertrand, pour des raisons de démocratie dans le groupe. Or donc, Michel songe à la reprendre mais en y changeant un mot ou deux. J’apprécie sa délicatesse de m’en prévenir, et ce sera à vous de jouer au jeu des différences si Michel persiste dans son idée de la chanter à la Place des Arts le 20 février.

Tout ça m’a amené à repenser au texte de cette chanson et en particulier à une allusion qu’on trouve dans le texte au mythique Parc Belmont de Montréal, aujourd’hui disparu. Comme il m’arrive régulièrement de le faire dans cette chronique, quelques notes historiques pour les plus jeunes d’entre vous. Le Parc Belmont a été pendant des années LE parc d’amusement des montréalais, bien avant l’arrivée de La Ronde. Un certain Steve Proulx a fait il y a quelques années un bon livre sur ce parc, livre paru chez Libre Expression. Mais si on me demande ma vision toute personnelle sur le Parc Belmont et surtout la différence qu’il y avait entre celui-ci et La Ronde (les deux ont co-existé pendant quelques années), je vous répondrai de façon métaphorique de la manière suivante…

Dans les années 70 et 80, Gérard Lauzier, aujourd’hui décédé, a été une figure marquante de la bande dessinée et du cinéma français. On lui doit entre autres des bds très caustiques sur le petit monde branchouillé de la pub et le scénario du film « Mon père ce héros ». À lire ses bandes, on l’imaginait jeune loup aux dents acérées, mais quand j’avais fini un jour par manger avec lui, j’étais plutôt tombé sur une sorte de beau-frère de banlieue en veston de capitaine de marina. Quel rapport avec le Parc Belmont et La Ronde, me direz-vous? Et bien voilà : j’ai en mémoire un dessin que Lauzier avait fait à l’époque dans les pages du magazine LUI, une sorte de pâle copie de Playboy que je ne lisais pas pour les articles. Dans ce dessin en 3 cases, on voyait d’abord une chic parisienne demander à un mec la différence entre l’érotisme et la pornographie. Dans la deuxième cas, on voyait- discrètement – une partie de jambes-à-l’air entre les deux, alors que le type disait : « Ça, c’est de l’érotisme… »; troisième case, encore la partie de jambes-en –l’air, cette fois plus effrenée et avec la fille qui pousse des hurlements; et le gars enchaîne… « et ÇÀ, c’est de la pornographie! »

C’est ça la différence : La Ronde, surtout depuis qu’elle appartient au groupe Six Flags, a toujours eu un je ne sais quoi de propret, alors que le Parc Belmont était plus funky, plus malpropre et plus dangereux (sans que pour ça on se tue dans ses manèges); je vais le dire autrement : au Parc Belmont, on était à peu près certain de ne pas gagner les toutous. Ça me rappelle la blague de Woody Allen où il disait qu’il y avait eu un tsunami à Coney Island (l’équivalent new yorkais du Parc Belmont) et que les seules choses qui étaient restées debout, ce sont les fameuses 3 pintes de lait qu’on est censé abattre avec une balle. Le Parc Belmont était comme ces pintes : malhonnête , attirant et indestructible; du moins le croyions-nous…

Certains diront que la patine de la nostalgie y est pour quelque chose dans mon affection pour le Parc Belmont; peut-être. Mais c’est au Parc Belmont que j’ai été véritablement terrifié pour la première fois de ma vie. Pas vraiment par les manèges, qui étaient relativement inoffensifs à côté de ce que nous offre maintenant La Ronde. Prenez l’humble Pitoune : (ou « c ‘était », si jamais on l’a démolie depuis ma plus récente visite); côté « thrill » c’est plutôt bon enfant. Mais dites-vous que dans le temps, au Parc Belmont, ce qu’on avait de mieux à nous offrir dans le genre, c’était un tour en bateau sur la Rivière-Des-Prairies à 200 pieds du bord. Je sais ce dont je parle, parce que mes cousines et moi étions de véritables experts en matière de Parc Belmont. Nos parents avaient beau ne nous y emmener qu’une fois par année, nous en parlions six mois d’avance pour planifier notre chemin de manège en manège et tous les six mois d’après pour faire le bilan de notre expédition.

Il faut dire que nous étions privilégiés : notre mononcle Victor –parce qu’à l’époque, nous avions des « mononcles », comme dans l’expression « mon mononcle » – qui était policier, travaillait pendant ses vacances comme garde de sécurité au Parc Belmont. À l’époque, il fallait payer pour embarquer dans chaque manège; or, grâce à Victor, nous avions l’entrée gratuite à volonté dans chaque manège, jusqu’à concurrence d’un vomissement de trop.

Parmi toutes les attractions offertes par ce lieu enchanteur, deux me troublaient tout en m’attirant par leur étrangeté : la Tente aux Mystères et la Maison Hantée. Et les deux, à leur manière, ont contribué à me terrifier et font encore des apparitions récurrentes dans mes cauchemars. Ce que j’avais alors rebaptisé dans ma candeur « tente aux mystères » était en fait ce qu’on appelait à l’époque le « sideshow ». Le « sideshow » était l’apogée du politiquement incorrect, ou dépendant du point de vue , du mauvais goût abyssal. C’était l’endroit où on offrait aux spectateurs mi-crédules, mi-épouvantés des erreurs de la nature, allant du double bébé dans un bocal à l’homme-tronc qui se roule lui-même une cigarette. L’équivalent ne se trouve bien sûr pas à La Ronde , bien que le prix et le (mauvais) goût des aliments qu’on y vend pourraient arriver bons deuxièmes. Dieu merci pour la décence humaine , ce genre d’exhibition dégradante n’existe plus aujourd’hui, mais à l’époque, ça marchait très fort, y compris chez le public du Parc Belmont. Si cela peut rassurer les âmes sensibles, les trois-quart des bizarreries qui se retrouvait sous la grande tente du Parc Belmont étaient bidons. Ainsi, la femme qui se transformait en gorille sous nos yeux était en fait un trucage. On peut le révéler aujourd’hui : c‘était fait avec des miroirs. Incidemment, les responsables- si ce terme s’applique- de la tente en question avait un parti-pris pour les espèces simiennes; on avait aussi droit à la femme-singe du Yucatan. On avait pris la peine de préciser qu’elle venait du Yucatan, pour ne pas qu’on la méprenne pour celle du Mexique ou du Nicaragua, tous des pays reconnus pour leur presque totale absence de quelconque espèce de singes.

Les enfants n’étaient pas admis dans la tente du sideshow. Mais ceci ne nous empêchait pas d’en parler ou d’en rêver; une légende, malheureusement réelle, racontait l’histoire d’un de ses habitants, l’homme à 2 visages, un grand brûlé qui dissimulait ses traits sous un masque de cire aux traits forcément immobiles; j’avais beau jurer à mes cousines que je l’avais croisé derrière la grande tente, elles me répondaient que j’avais du confondre avec un des confrères policiers de mon mononcle Victor.

Mais ma source de terreur personnelle au Parc Belmont n’était pas une femme qui se transformait en gorille, ni même une femme-singe du Yucatan : c’était une femme qui riait. Tout au long de ma vie , depuis que je suis adolescent et que je veux séduire les femmes, on m’a toujours dit que pour plaire aux femmes, il faut d’abord les faire rire; j’y suis souvent arrivé, mais pas toujours de la bonne manière ni toujours avec les bons résultats. Passons. Toujours est-il qu’au Parc Belmont, c’est une femme qui riait aux éclats qui me terrorisait.

J’ai évoqué un peu plus haut la Maison Hantée du Parc Belmont, qui à mes yeux n’était pas à proprement parler un manège mais bien un endroit où l’on rentrait pour qu’on nous fasse peur. On entrait par une porte, traversait toutes sortes de pièces bizarres pour à la fin être propulsé dehors par un tapis qui avait un pouvoir magique : celui de faire sortir tout notre petit change de nos poches. Mais entre l’entrée et la sortie, il y avait un moment où on ressortait pour passer dans un corridor où une énorme –dans mes souvenirs, gigantesque- femme en papier mâché riait à gorge déployée. Elle m’avait toujours tellement terrorisé lors de mes visites annuelles au Parc Belmont que j’avais toujours refusé d’entrer dans la Maison Hantée malgré l’insistance de mes cousines. Finalement cette année-là, j’avais accepté de pénétrer dans ce haut lieu de la terreur. Cependant, j’étais malin : j’avais entendu dire que le plancher de la Maison Hantée était parsemé de boutons qui, lorsqu’on marchait dessus, déclenchaient des apparitions de squelettes ou autres choses du genre. Je marchais donc en fixant le sol. C’est ainsi que les yeux rivés au sol, je me suis retrouvé sans le savoir direct devant la Grosse Femme Qui Rit. Or celle-ci, comme toute personne qui rit de bon cœur, se retrouvait régulièrement au bout de son souffle pour, après 2 ou3 secondes de silence, repartir de plus belle en hurlant. C’est ce qu’elle a fait juste comme, inconscient du danger, je passais devant elle en fixant le plancher.

D’un seul coup, je le jure, malgré mes 10 ans, j’ai sauté par-dessus les barres de métal horizontales hautes de 9 pieds qui clôturaient le manège, inventant spontanément cette manière qu’ont eue à partir de ce jour les sauteurs en hauteur pour gagner une médaille olympique. Je pense que je suis allé me réfugier derrière la femme qui se transforme en gorille.

Un jour, le Parc Belmont a fini par fermer, et je croyais mes cauchemars terminés. Quelques années plus tard, je roulais en voiture sur la rue Notre-Dame Est, devant un énorme entrepôt qui se spécialisait dans la revente de vieux accessoires de cinéma. Qui est-ce que j’aperçois trônant fièrement sur leur toit? La Grosse Femme qui Rit du Parc Belmont, toujours aussi terrifiante et prête à repartir à rire. En 2 secondes, j’avais coupé toutes les voitures et changé de voie. Quelque temps plus tard, l’entrepôt a mystérieusement passé au feu. C’était un incendie criminel. Ils n’ont jamais trouvé le coupable…