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Charles Trenet et les pingouins

J’ai longtemps boudé New York et de façon générale les Etats-Unis. Je faisais partie de ces gens non pas snobinards mais un peu schizophrènes sur le plan culturel. Autant je m’abreuvais à la culture américaine que ce soit en musique, en arts plastiques ou en littérature, autant, quand venait le temps de faire un voyage, je me tournais irrémédiablement vers l’Europe. New York, Boston ou Chicago avaient beau être bien plus proches et fort intéressants sur le plan culturel et pas plus coûteux, non, je les boudais. Pas étonnant que mes amis français, qui eux rêvaient de New York (à l’excès, j’en conviens) me trouvaient idiot d’agir ainsi.

Mon attitude d’alors me rappelle les propos que m’avait tenus un français qui m’avait embarqué sur le stop alors que je quittais Paris, lors de mon premier voyage en 68. 1968, les jeunes. Je précise au cas. Or donc, il venait de découvrir que je venais d’Amérique. Et plus précisément du Québec francophone, ce qui faisait qu’il prononçait chacun de ses mots très lentement, tourné vers moi pour qu’au pire je puisse lire sur ses lèvres. Il vitupérait constamment et sur toutes sortes de sujet contre les «ricains». Les ricains sont des cons, les ricains sont ignares, etc…. À un moment donné, je lui ai demandé; «mais pourquoi donc les appelez- vous «les ricains»?.
Et il m’a répondu : «Parce qu’ils n’ont pas d’âme»

Avouez que c’est joli comme réponse. Stupide, réducteur et simpliste, mais joli. Et avec le recul, je reconnais que longtemps, je n’ai pas été plus fin.

Heureusement, depuis le temps, et en particulier par rapport à New York, mon attitude a changé, et je m’en retrouve aujourd’hui plus riche sur le plan culturel quoique plus pauvre sur le plan financier. En effet, comme je l’ai déjà mentionné ailleurs, ma fille cadette étudie aujourd’hui à la New York Film Academy. D’ailleurs, au moment d ‘écrire ces lignes j’attends par texto de ses nouvelles; et si le passé est garant du futur, j’ai le temps de réécrire Guerre et Paix avant qu’elle ne m’en donne. Sa présence à New York ne fait pas que nous coûter la peau des gencives, elle nous donne l’occasion et le prétexte d’aller là-bas à tous les quelques mois. Mon apprivoisement de New York est aussi passé par ma chère blonde qui est tellement pro- New York qu’elle est membre du MOMA- le Museum Of Modern Art, pour les non-initiés comme le péquenaud que j’étais encore il n’y a pas si longtemps- depuis 30 ans, ce qui nous permet de passer avant tout le monde lorsqu’on visite une exposition ; ce qui, avouons-le, est la moitié du plaisir de la visite. Même chose pour le Met (Metropolitan Museum of Art, puisqu’il faut tout vous dire). Donc, dorénavant, entre New York et moi, c’est la joie. Mais il y a quand même eu quelques faux départs et trébuchages.

Tout d’abord, un tout premier voyage en voiture avec mon oncle Johnny, quand j’avais à peu près huit ans. Ma carrière artistique a failli ne jamais atteindre son plein épanouissement à cause de ce voyage à New York-là. En effet, c’est cette fois-là que j’ai enregistré mon premier disque. Enfin, mon seul disque. On trouvait à l’époque sur Times Square une boutique où pour un dollar ou deux, on pouvait enregistrer un disque qu’on vous remettait quelques minutes plus tard à la sortie. Les plus vieux d’entre vous ont connu les 33 tours et les 45 tours; les encore plus vieux se rappellent de justesse des 78 tours. Mais bien avant, il y a eu également des disques de vitesse 16, qui étaient un peu plus petits que des 45 tours et un peu moins épais qu’une rondelle de hockey. La rumeur veut qu’en cas de conflit nucléaire, seules les coquerelles résisteraient au cataclysme; j’ai des petites nouvelles pour vous : les disques 16 aussi. J’ai encore celui que j’ai enregistré à New York à l’âge de 8 ans. L’ennui, c’est que les machines pour le faire jouer, elles, n’ont pas résisté à l’usure du temps, guerre nucléaire ou pas. Mais je peux vous dire précisément ce que l’on peut entendre sur cet enregistrement de 2 minutes, Tout d’abord, une minute de CHHHHHHHHHH; ensuite, la voix de ma mère , impatiente, qui dit «Envoie, Pierre, parle!; puis un autre 30 secondes de CHHHH; puis moi qui dit d’une voix chevrotante «On est à New York», Pui encore 10 secondes de CHHH et le silence, total .Fin de l’enregistrement et de ma carrière solo.

Il y a eu , beaucoup d’années plus tard, un deuxième essai new yorkais, avec Suzanne, ma blonde de l’époque. C’était pendant que les étudiants iraniens gardaient un tas d’américains en otage à Téhéran. J’imagine que cela contribuait à un certain je ne sais quoi de belliqueux dans le climat ambiant. Suzanne m’avait persuadé que ma paranoïa à propos de la violence new yorkaise était grandement exagérée. Nous étions donc partis en train pour la Grosse Pomme- j’haïs cette expression, mais tout le monde sait qu’en écriture, il faut parfois varier son vocabulaire et employer des synonymes, et je commence à avoir abusé de «New York» et mon texte est loin d’être fini- je disais donc que nous sommes partis en train pour la Grosse Pomme et débarqués à Penn Station en plein vendredi soir.

Ma paranoïa n’a même pas eu le temps de débarquer du train : direct devant, à l’intersection, un type a ramassé par terre un 2 x 4 pour en menacer un autre. Je suppose qu’ils ne s’entendaient pas sur la stratégie à utiliser pour libérer les otages en Iran. Le reste du voyage s’est heureusement à peu près bien passé; c’était encore l’époque où Times Square était un lieu de vice et de stupre et non ce qu’il est devenu depuis : un quadrilatère avec Toys’R’Us à un coin et un magasin entièrement consacré aux bonbons M&M à un autre. Je ne défends pas l’ancien modèle; même que j’ai pu constater à mes dépens que la réforme pudibonde était déjà discrètement commencée à l’époque. En effet, Suzanne et moi avions décidé de profiter de notre passage dans cette capitale du péché pour enfin aller voir LE film dont tout le monde parlait à ce moment : Deep Throat. Je jure que c’était l’idée de Suzanne. Rendus sur nos sièges, nous avons rapidement constaté que c’était en fait…une version censurée de Deep Throat, donc sans certains longs bouts, si vous suivez mon regard. Et laissez- moi vous dire que le film en question, sans les performances particulières qui ont fait sa réputation, c’est moins intéressant. Tant qu’à voir un film de cul mal tourné, sans scénario et sans véritables scènes mémorables, je serais resté à la maison et j’aurais loué Deux Femmes en Or. Conclusion : expédition new yorkaise non-concluante.

Mon voyage suivant à New York a été beaucoup plus amusant . C’était à l’époque de CROC. Pour son anniversaire, l’équipe du magazine avait offert à Sylvie Desrosiers, une de nos auteures, un voyage à New York, et nous étions 4 ou 5 à l’accompagner. Pour la protéger, j’imagine, des dangers propres à cette redoutable ville . Serge Grenier, le regretté Serge, était du voyage ainsi entre autres que Patrick ,un autre membre de l’équipe accompagné de son épouse et de la sœur de celle-ci, une authentique petite laine, c’est-à-dire une très gentille petite dame frileuse dans son corps comme dans ses émotions qui ne sortait jamais sans avoir sur les épaules un petit chandail en laine à 3 boutons, peu importe qu’il fasse chaud ou froid. Aussitôt arrivé, le groupe s’était dispersé selon ses intérêts personnels. Patrick, son épouse et Petite Laine avaient opté pour une promenade dans Central Park. Serge Grenier, qui, on le constatera, ne se consacrait pas uniquement à l’humour politique et aux calembours de haute voltige, avait pour sa part décidé de se dissimuler dans un buisson de Central Park, jusqu’à temps d’en jaillir en pointant dans le dos de Petite Laine un revolver imaginaire tout en criant» Hold Up!» La pauvre Petite Laine n’en a pas défrisé de tout le reste du week-end.

Le dimanche matin, nous sommes allés en groupe bruncher dans une véritable institution légendaire de New York ( aujourd’hui disparue ou alors tombée en décrépitude), le Russian Tea Room, un endroit sélect où le jet set allait déjeuner, et particulièrement Woody Allen. Nous avions grand espoir de l’apercevoir, mais en vain. Nous avons du nous contenter de Frankie Avalon, une pâle vedette de la chanson pop des années 50. Il faut dire que le garçon nous avait parqué dans ce qu’il était convenu d’appeler «L’Alaska», un recoin du restaurant tellement loin de la section «hot» de l’établissement qu’on y gelait de l’indifférence par le personnel, d’où ce surnom poétique.

Le Russian Tea Room n’était sûrement pas le seul resto au monde à utiliser de telles pratiques. On retrouve à Paris un endroit semblable, et je crois même qu’on y utilise le même terme d’Alaska pour désigner le coin où on entasse les 2 de pique qui sont entrés dans la boutique sans faire partie du gratin parisien. L’endroit s’appelle la Brasserie Lipp, c’est situé sur le boulevard St-Germain et attention, la fois où j’y suis allé, je n’étais pas assis dans l’Alaska, mais bien dans la section la plus hot –sur la terrasse- parce que j’étais avec Charles Trenet. Bon, avec Charles Trenet, Gilbert Rozon et une dizaine d’autres personnes, dont 6 ou 7 mignons du cheptel personnel de Trenet. Mais quand même, j’y étais.

Si j’y étais, c’était grâce à la gentillesse de Gilbert qui nous avait d’abord invités à un spectacle –génial- de Trenet, pour ensuite nous entraîner autour de minuit chez Lipp avec Trenet et sa bande. Je n’oublierai jamais la soirée. D’abord, j ‘étais avec Charles Trenet (oui, oui, je sais, et quelques autres personnes), un artiste que j’admirais et admire encore totalement, même si l’homme avait quelques vilaines habitudes. C’est d’ailleurs Brel, je crois, qui a dit un jour «Si Trenet l’homme était égal à Trenet l’artiste, je croirais en Dieu», Bref. J’étais avec Trenet qui venait de présenter un spectacle de 90 minutes sans entracte, qui devait avoir dans les 80 ans, et qui devant moi, enfilait verre de vin sur verre de vin, engouffrait une choucroute plus grosse que sa tête et terminait ça par quelques cognacs et un énorme cigare.

À un moment donné, Gilbert me force à m’asseoir en face de Trenet en disant à ce dernier que j’écris moi-même d’excellentes chansons et que je suis en plus un grand raconteur de blagues. Trenet se fout évidemment de mes chansons mais exige d’entendre une de mes blagues. Alors, pour le meilleur et pour le pire, voici en primeur mondiale, la blague que j’ai choisi de raconter au grand Charles…

«C’est l’histoire du type qui doit aller mener un paquet de pingouins au zoo local. Alors qu’il roule vers sa destination, son camion tombe en panne sur le bord de l’autoroute. Paniqué, il hèle un autre camion qui passait par là et dit au chauffeur «Je te donne mille francs pour amener mes pingouins au zoo.» L’autre type accepte et repart avec les pingouins. Notre gars répare son camion, reprend la route et aperçoit son type qui marche sur le bord du chemin avec les pingouins à la queue-leu-leu derrière lui. Il l’interpelle le gars : «Tu n’es pas allé au zoo avec mes pingouins?» Et l’autre lui répond : «oui, mais comme il me restait encore du fric, maintenant je les emmène au cinéma!»

Moment de silence. Puis soudain, Trenet s’esclaffe et dit «Celle-là, il faut que je la retienne!»

J’avais fait rire Trenet! Depuis, plus rien ne me fait peur, y compris New York. J’y retourne régulièrement; si vous voulez que je vous refile mes bonnes adresses, contactez-moi; même chose pour les blagues de pingouin : il m’en reste une ou deux…