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Franz Liszt à Ahuntsic

Aussi étonnant que cela puisse paraître, je n’ai pas toujours été le puits de culture que je suis aujourd’hui. Attention : au début de mon adolescence, j’étais déjà fort dans plusieurs domaines ayant rapport, parfois de très loin, avec la chose artistique. Prenez le cinéma, ou pour être plus précis, les vues. J’avais, sans me vanter, une connaissance assez exhaustive de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler le film de genre. Ceci était du en large partie à ma fréquentation d’un cinéma de mon quartier appelé le Montrose. Quand je dis « de mon quartier » ,je tire un peu sur l’élastique. En effet, à l’époque de mes douze ans, ce qu’on appelait son quartier se résumait à peu près à un quadrilatère allant de d’un bout de notre école primaire à l’autre le parc municipal où l’on se tenait, et dans l’axe contraire l’artère commerciale- dans mon cas la rue St-Hubert (avant qu’elle ne connaisse ses heures de semi-gloire sous l’appellation de Plaza)- où on allait gaspiller nos vendredis soir jusqu’à la toute autre extrémité, c’est-à-dire la rue un peu lointaine où j’allais me réfugier régulièrement quand il venait au grand Paquette un goût de me casser la gueule, comme ça, sans la moindre raison.

Or donc, le cinéma Montrose, situé très loin de mes territoires de chasse ( ou, si vous préférez, ceux du grand Paquette), plus précisément sur la rue Bélanger près de la neuvième avenue. Ça m’a incidemment pris 25 ans avant de comprendre que ça venait du mot « Rosemont » inversé. J’y allais tous les dimanches après-midi pour dépenser mon allocation hebdomadaire qui, il faut bien le dire, était plutôt modeste, vu que mon père travaillait dans l’avionnerie, ce qui revient à dire qu’il ne travaillait pas aussi souvent qu’on l’aurait désiré ; à l’époque, comme maintenant, c’était là un industrie qui , pour employer une image facile, ne volait pas toujours très haut. Mon père y était « expéditeur ». Je n’ai jamais su en quoi ça consistait et encore aujourd’hui, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il faisait, quand il lui arrivait de faire quelque chose.

Or donc, le cinéma Montrose; le dimanche après-midi, pour la –très- modeste somme de 55 cents, on y avait droit à 3 films; oui, 3 longs-métrages agrémentés de bandes-annonces et d’avertissements de ne pas déchirer les fauteuils. J’y entrais donc vers les midi et demie et revenais à la maison familiale vers 18h30, les yeux grands comme des soucoupes grâce à mon high de sucre à base de bonbons cheaps.

La programmation du Montrose était fiable , pour ne pas dire inéluctable. On y projetait à tout coup une judicieuse combinaison des quelques éléments suivants : un film de peur (c’était avant l’arrivée des films d’horreur); un film de cow-boys (à ne pas confondre avec les westerns où les sauvages étaient devenus de nobles indiens); un film de romains (où d’ex-lutteurs américains exilés en Italie combattaient touts sortes de Césars et de monstres mythologiques en papier-mâché mal mâché) et inévitablement, un film d’Elvis avec les mêmes chansons et mêmes starlettes interchangeables. Cet ultime film était chargé de compléter notre culture musicale et sexuelle.

On pourrait dire sans se tromper que mon rituel du dimanche représentait la somme totale de mon paysage culturel. Et par un beau samedi soir d’Ahuntsic, j’allais découvrir qu’il y avait de vastes toundras d’ignorance crasse dans le dit paysage.

Un beau jour, j’ai quitté –du moins de jour- mon quartier Villeray pour aller faire mon cours classique au collège St-Ignace situé à Ahuntsic. J’étais très intimidé par mes camarades de collège ahuntsicois ; j’étais le seul a avoir été admis pour des raisons pures d’intelligence et non d’origine sociale, et l’aisance financière que je croyais associée à une certaine finesse culturelle de mes confrères- c’était un collège pour gars seulement- m’impressionnait beaucoup.

Un beau jour, Ti-Gilles, mon ami Ti-Gilles, celui-là même dont je parle dans une de mes chansons et un pur produit du quartier Villeray m’annonce qu’il organise un party chez lui et que pour y être admis, il faut venir accompagné. Eh oui, du haut de nos 14-15 ans, nous avions déjà des codes sociaux rigides . Or, je n’avais pas de blonde : en fait, j’aurais eu une blonde que je n’aurais pas su quoi en faire. Conséquence : n’écoutant que mon courage- avec le recul, je sais maintenant que c’était plutôt de la pure stupidité- je me suis retourné vers mon chum Bébert qui, lui, était carrément un pur produit de la bourgeoisie ahuntsicoise, fils de médecin et habitant un véritable Taj-Mahal (en fait, un bungalow) de l’avenue Christophe Colomb. Ironie du sort : j’habitais également sur Christophe Colomb; mais dans mon bout, c’était une rue, et le logement 4 ¼ (le ¼ correspondant à un croche dans le corridor assez grand pour y mettre un téléphone sur un tabouret) de mes parents ne se qualifiait pas de Taj-Mahal, ni même de Taj.

Pourquoi Bébert? Bébert était un brave garçon dont la plus grande qualité était d’avoir une sœur que je n’avais jamais vue mais qu’on disait très jolie. Donc ,par la personne interposée de Bébert, j’ai demandé Christine – c’était et c’est toujours son nom- en blind date. Rien de moins. Pas plus compliqué que ça. Du moins, croyais-je. Et contre toute attente, et j’ajouterais, logique. Christine a accepté.

C’est ainsi que par un beau samedi soir, revêtu de mes plus beaux habits- c’est-à-dire des mêmes que d’habitude, mais en mieux pressés-je sonnais à la porte de chez les Bébert/ Christine. Je ne révèle pas leur nom de famille, non pas pour protéger l’innocent, vu que l’innocent, c’était moi, mais bien parce que ces deux-là sont encore mes amis, plus de quarante ans plus tard et qu’il m’arrive encore de les croiser. S’ils décident de raconter un jour au monde qu’ils ont été mêlés à mes tristes histoires, ce sera leur choix.

Donc la porte s’ouvre et c’est la gentille mère de Christine qui m’accueille en m’expliquant que celle-ci achève de se préparer. Est-ce que je veux bien aller l’attendre au sous-sol? Au sous-sol! Dans mon quartier, les plus huppés de mes amis ont une cave en terre. En me dirigeant vers le fameux sous-sol, j’ai le temps de jeter un furtif coup d’œil dans le salon où je peux apercevoir sur un mur une murale-forcément- représentant un temple grec en ruines. Toutes ces années plus tard je sais fort bien qu’il s’agissait d’une simple tapisserie en rouleaux, plutôt kitsch d’ailleurs; mais dans le temps, avec mon degré zéro de culture, j’étais persuadé que ce chef d’œuvre avait été peint directement à la main, à même le mur avec un résultat criant de vérité sur le plan de la perspective. Retrouvant un peu mes esprits et affichant un visage de marbre (pour aller avec les colonnes grecques), j’enfile les marches du sous-sol et descend attendre Christine.

Rendu là, mon chemin de croix culturel continue de plus belle. Je m’asseois sur un luxueux sofa en simili faux-cuir. Dans ma proche famille, seuls mon oncle André et ma tante Thérèse en ont des semblables; et encore : les leurs sont recouverts de plastique et lorsque nous allons –rarement- veiller chez eux, nous ne faisons que les apercevoir au passage pendant qu’on nous entraîne au pas de course au sous-sol pour rejoindre les meubles mieux assortis à nos vêtements. De mon point d’observation, je parcours des yeux le lieu, et les yeux en question s’agrandissent devant de nouvelles merveilles. Dans un coin, il y a bien sûr un bar; je ne suis quand même pas un crétin venu du fond de la campagne, et j’ai déjà vu ça; sauf que sur ma rue, un bar dans le sous-sol, c’est généralement des caisses de bière posées directement au sol dans une cave en terre. Mais ce n’est pas le bar en soi qui me renverse; c’est le frigo. Un frigo en bois! Quel concept! Quel raffinement! C’est bien des années plus tard que j’ai enfin compris que c’était un simple frigidaire ordinaire…mais recouvert de tapisserie simili-bois. J’avais encore été piégé par de la maudite tapisserie. Les mains moites et le dos en sueur, j’ai continué à parcourir des yeux ce palais des merveilles. Autre stupéfaction : au-dessus du foyer- parce qu’il y avait bien sûr un foyer- une grande assiette bosselée est accrochée aux briques, avec au centre le profil d’un quelconque Henri IV. Dans ma candeur-je suis certain que d’autres utiliseraient des mots plus cruels- je suis persuadé que c’est du vrai or. Dans ma famille , surtout au chalet, on accroche aux murs des affiches données gratuitement par la brasserie Labatt et exceptionnellement une ouananiche empaillée, la seule que mes oncles et mon père ont réussi à leur gang à sortir du lac St-Jean. Ici, à Ahuntsic, on accroche des portraits d’Henri IV en or pur. Heureusement, avant que je tombe en pamoison de jalousie, Christine arrive enfin. Elle est jolie, charmante, très bien habillée et entreprend de me mettre à mon aise. Pour ce faire, elle aborde le sujet de la musique. Pas n’importe quelle musique, bien sûr; la musique classique évidemment. Celle dont je ne connais pas la moindre chose, étant donné qu’Elvis en chante rarement dans ses films du Montrose…

Christine me demande quel est mon compositeur classique préféré, en précisant que pour comme pour ceux et celles qui apprennent le piano classique, dans son cas c’est bien sûr Mozart. Elle attend ma réponse pendant que je sens mon cerveau spinner comme une gerboise dans sa petite roue en métal. Je cherche désespérément lorsqu’il me vient une illumination. Ma cousine Andrée, ma chère cousine Andrée, apprend elle-même le piano et je l’ai souvent entendu répéter un morceau que j’aime beaucoup. Je m’écrie « Liszt ! » « Franz Liszt ! ». Christine , un peu éberluée, me demande de préciser quelle œuvre de Liszt en particulier. Et moi de répondre : « La raspodie hongroise! » Vous avez bien lu : pas la célèbre Rapsodie hongroise de Liszt…son autre, là, sa raspodie!!!

J’aimerais bien vous raconter le reste de la soirée, mais c’est extrêmement floue dans ma mémoire, du moment où la mère de Christine est venue nous reconduire chez Ti-Gilles jusqu’au moment où elle est venue rechercher sa fille. En fait, le seul moment dont je me souviens- hé que la mémoire peut être une chose cruelle- c’est quand nous sommes arrivées au party et que cette chère Christine s’est délicatement assise sur le sofa pendant que Serge, l’odieux petit frère de Ti-Gilles, s’écriait; « aie, elle s’est assise direct sur la craque! » sous les rires graveleux de ma niaiseuse de gang de chums.

Je n’ai revue Christine qu’une année ou deux plus tard, quand les filles ont fait leur entrée au collège St-Ignace et qu’elle faisait partie de ce brillant arrivage. Nous sommes devenus de bons amis, surtout parce qu’elle n’a jamais reparlé de cette soirée. Ni de Liszt et sa raspodie. Rapsodie.