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Sous-traiter l’élevage de ses enfants

L’horloge numérique indique 5h50. Comme à l’habitude le train démarre : douche, habillement, saute le déjeuner, fait manger mon fils, brosse les dents, regarde 30 secondes d’une émission publicitaire animée par Gino en attachant mes souliers, regarde mon agenda pour la journée, saute dans la voiture avec Édouard au lever du soleil. Il est 6 h 57, déjà sur la route. Tout juste 7 h et je donne mon enfant en sous-traitance. 

–          Ce n’est pas l’habitude de voir Édouard si tôt à la garderie, me lance la sympathique technicienne en éducation à l’enfance.

–          Je sais, c’est une situation hors de l’ordinaire, ma conjointe est débordée au bureau et je dois être en classe à 8 h.

–          Ne vous en faites pas, il y en a certains que c’est quotidien.

–          Toutefois, je vais venir le chercher plus tôt ce soir, promis.

Imaginez le scénario s’il fallait en plus que je subisse le stress de la congestion automobile de la couronne de Montréal : un enfer.

Plus jeune, je travaillais à un rythme infernal que je ne pourrais plus supporter mentalement aujourd’hui. Chez Goodyear l’été, je cumulais les heures supplémentaires le plus possible en travaillant la nuit pour payer mes études. Je me souviens l’air hébété du responsable de l’approbation de ma feuille de temps :

–          88 heures cette semaine ! Ouin le jeune, on couche pratiquement à l’usine !

Quand on fait deux quarts de travail en ligne, on fait le tour du cadran. C’est surréaliste.

Pendant mes études collégiales, je travaillais chez McDonald’s. Je disais rarement non pour travailler, j’ai négligé mes études d’ailleurs, et ma vie. Période précaire, je me souviens d’une nuit en particulier. Il était 2 h du matin, j’étais couché dans mon lit en train d’écrire ma dissertation de littérature à remettre pour le lendemain. Ma mère était entrée dans la chambre. Elle ne savait que dire en fait. Comment en vouloir à son enfant qui travaille sur ses travaux scolaires durant la nuit?

Lorsque je travaillais chez Ernst & Young, une firme d’audit mondiale, il n’était pas rare de faire du 7 h à 10h00 quotidiennement durant la « busy season » comme disait l’autre. Période de ma vie où entrer à la maison pour souper était un nirvana, où ne pas travailler les fins de semaine était occasionnel et où le gars sortait du bureau, mais le bureau ne sortait pas du gars. Je lève mon chapeau à ceux qui peuvent y trouver un sens, personnellement, j’avais une urgence de vivre. Le jour de ma démission, une associée me demande pourquoi je quittais le bureau. Ma réponse fut bien simple : « Si je reste, c’est pour les autres, pour le regard des autres. Personnellement, je n’y trouve aucun sens. »

Depuis ce temps, je n’ai jamais ralenti, toujours mille projets de front, ma vie est un feu roulant.

À trente ans, j’étais amer. Une amertume envers moi-même. Toujours travailler plus fort pour avoir un meilleur futur, jusqu’à ce que je réalise que le futur du passé était rendu le présent. La plus belle décennie de ma vie était passée trop vite, sans je n’y goûte. J’avais toujours fait ce qu’il fallait faire, sans jamais écouter mon cœur, toujours laisser la tête dominer.

Depuis ce temps, je consacre principalement ma carrière à l’enseignement. Probablement une des meilleures décisions de ma vie. La paye en prend un méchant coup. Pas toujours facile d’assumer, mais le bonheur de profiter un peu de la vie est revenu.

Puis vient Édouard, mon fils. Qui me fait réaliser à quel point je ne vivais plus pour moi, ni pour lui d’ailleurs.  

Pourquoi ce long préambule? Parce que je me questionne sur notre mode de vie. On travaille pour avoir plus de temps, ce qu’on avait avant de commencer à travailler. Nous sommes dans une espèce de spirale : travailler plus, pour avoir plus, pour travailler plus et continuer d’avoir plus. Puis viens un temps où l’on calcule la valeur d’une journée de congé en se disant qu’on perd de l’argent (malade n’est-ce pas?).

Puis, on perd le sens des proportions. On s’insurge contre la hausse du coût d’une garderie à 7 $ par jour, mais on paye sans broncher 14 $ par jour pour garer son véhicule à l’université ou au Centre-Ville. On paye 7 $ par jour pour éduquer, nourrir, amuser, divertir, émouvoir, torcher nos enfants à raison de 50 heures par semaine. On en vient à trouver cela normal.

Avoir un enfant, ça change une vie. C’est cliché, mais il y a une raison.

Mon fils n’aura qu’une enfance, qu’une adolescence et qu’une période de développement. La question demeure :

-Serais-je oui ou non présent pour lui?

Être parent, c’est une grande responsabilité. Probablement la plus grande de l’existence d’un être humain moyen.

Au-delà de la responsabilité, il y a le temps. Que le temps. Vais-je accorder du temps? Vais-je prendre le temps? Vais-je être assez présent pour lui?

En attendant, je suis un pion d’un système où la sous-traitance de l’élevage d’un enfant fait partie de la normalité. Alors, je fais comme tout le monde, mon fils est traité comme un intrant d’un processus matinal quotidien. À quand le service au volant dans les CPE?

Comme disait Michel Fugain « même en volant, je n’aurai pas le temps, pas le temps. »