Dave Richer : Vivre sa vie
Scène

Dave Richer : Vivre sa vie

DAVE RICHER n’a peur de rien. Le comédien jouera bientôt dans 15 Secondes, une comédie de FRANÇOIS ARCHAMBAULT présentée par le Festival Juste pour rire. Banal, dites-vous? Pas vraiment. Atteint de paralysie cérébrale, Richer a lui-même commandé cette pièce à l’auteur… Renc0ntre avec un jeune homme remarquable.

Une ouvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité.
Rainer Maria Rilke

Il est midi et le soleil radieux inonde la terrasse d’une pizzeria de la rue Saint-Denis. François Archambault se penche sur l’assiette de Dave Richer pour couper, en petits morceaux, les pointes de sa pizza. Pendant ce temps, Richer, distrait, lorgne les filles qui passent dans la rue! Le journaliste observe la scène, un peu embarrassé, sans trop savoir pourquoi. Est-ce de voir un auteur trancher la nourriture d’un comédien pendant une entrevue? Ou de constater qu’un handicapé aime draguer les femmes, surtout quand elles sont belles, les après-midi de printemps, rue Saint-Denis?

Dave Richer est atteint de paralysie cérébrale. Mais ce n’est pas pour ça qu’il se retrouve cette semaine à la une de Voir. C’est parce qu’il joue dans 15 Secondes, une pièce de François Archambault, créée en mars 1997, dans une mise en scène de Normand D’Amour, à Espace Libre, en programme double du spectacle Soirée chaude, présenté par le Nouveau Théâtre Expérimental. La pièce avait alors connu un bon succès. Mais elle n’avait pas été vue par beaucoup de monde. Afin de rejoindre un plus grand public, le Théâtre Juste pour rire a donc décidé de programmer une reprise de 15 Secondes, qui prendra l’affiche de l’Espace Go, le 25 juin.

Oui, oui! Vous avez bien lu: la pièce est produite par les organisateurs du Festival Craven A Juste pour rire. Car François Archambault a écrit une comédie… Dramatique certes, mais tout de même comique. «Au début, les spectateurs sont sous le choc, explique Dave Richer. Ils ne savent pas s’ils doivent rire ou pleurer. Ils me voient entrer en scène tout croche, les bras désarticulés et le visage convulsé. Au bout de quinze minutes et de quelques répliques, le malaise se dissipe. Les gens rient. L’humour sert à les faire passer par-dessus mon état physique.»

«Dave est la première personne à rire de lui-même, à faire des blagues avec son handicap, ajoute François Archambault. Écrire un texte avec un personnage principal handicapé qui exprime la réalité même du comédien peut être casse-cou. Je ne devais surtout pas tomber dans le piège du pathos, ou du mélodrame larmoyant à la Janette. Mathieu, le personnage qu’incarne Dave dans 15 Secondes, est tout sauf une victime.»

Dans la vie aussi. Dave Richer a davantage tendance à jouer au héros avide de défis qu’à la victime qui se plaint de son sort. Le jeune homme de 25 ans a un charisme fou. C’est peut-être même à cause de son handicap qu’il a développé le don de se lier aussi facilement avec les autres. Après les premières minutes de malaise et de gêne, il mène le jeu. Tout le monde tombe sous son charme. Le photographe, les relationnistes de presse et le journaliste… ont tous succombé. Idem pour les étudiants ou les comédiens qui l’ont côtoyé et qui sont passés par-dessus les préjugés, la peur ou le malaise provoqués par sa maladie.

Accident de parcours
«Ce n’est pas une maladie!» Dave Richer reprend tout de go le journaliste. «C’est, disons, un accident de parcours… J’ai manqué d’oxygène au cerveau à ma naissance pendant… environ 15 secondes (d’où le titre du show). C’est à cause d’une gaffe d’un médecin saoul. Au lieu de faire une césarienne à ma mère, il m’a tiré par les pieds pour me sortir de son ventre!!!»

Un accident de parcours qui devait le rendre «légume», selon les spécialistes. Enfant, ses parents étaient persuadés que leur fils ne pourrait jamais communiquer. Dave a donc appris à parler avec les yeux pour se faire comprendre. Son regard, à la fois doux et profond, est lumineux et ouvert sur le monde. Comme tout son être, d’ailleurs. «Quand il entre, clopin-clopant, dans une pièce, on est d’abord surpris par ce corps chancelant. Mais ensuite, on ne voit que la lumière qui en irradie», confie Janine Lefebvre, un de ses professeurs de théâtre au cégep Saint-Laurent.

Au fil du temps, les réactions de Dave sont venues contredire tous les pronostics faits depuis l’accouchement tragique. Cet enfant-là était loin d’être débile. Et pas con du tout. Lentement, difficilement, il se met à parler vers l’âge de 12 ans. Et aussi à rêver. Pas n’importe quel rêve, celui de bien des adolescents: devenir acteur!
Depuis quelques années, la société accepte de plus en plus les handicapés dans la vie publique. De l’athlète et animatrice Chantal Petitclerc au lieutenant-gouverneur du Québec, Lise Thibault, les personnes souffrant d’un handicap physique ont, dans la mesure du possible, accès à une vie professionnelle normale. Sauf dans un domaine. Celui du showbiz. Un monde où la perception compte davantage que la réalité.

«Impossible» ne fait pas partie du vocabulaire de Richer. Il veut à tout prix faire ce métier, en sachant que personne dans sa condition ne l’a fait avant lui. A 21 ans, Dave Richer décide de s’inscrire en art dramatique au cégep Saint-Laurent. Aucune école de théâtre n’aurait accepté un handicapé rêvant de monter sur les planches. Richer a donc profité du fait que le cégep ne soumet pas ses élèves à des auditions. Il a été accepté grâce à son dossier scolaire.

En 1995, à la session d’automne, Dave Richer se présente en classe, au grand étonnement des étudiants et de certains professeurs. «Ils ont capoté, man!» se souvient l’ex-étudiant pas comme les autres. Ce matin-là, Dave s’est mis à douter. La barre était peut-être un peu trop haut…

«Je lui ai dit qu’il avait raison, qu’il pouvait être acteur», se rappelle Janine Lefebvre. «J’enseigne depuis 25 ans, et j’ai rarement vu un étudiant aussi déterminé que Dave. Il était un exemple pour bien d’autres jeunes de vingt ans, un peu blasés, défaitistes, qui se découragent au moindre obstacle. Il fait partie des êtres exceptionnels que j’ai connus dans ma vie. Et, en vieillissant, j’en rencontre de moins en moins… (rires)»

«Je suis persuadée qu’il est capable de devenir acteur, poursuit le professeur. Si on lui laisse la chance… S’il ne perce pas, c’est parce qu’il n’aura pas trouvé sa famille théâtrale. Dave a une théâtralité de par son handicap même. Mon plus beau souvenir est quand je l’ai vu jouer le personnage de Christophe Colomb, en exercice scolaire. Je le revois debout sur la proue du navire, les bras pointant vers le ciel, le visage extraordinairement défait, s’écrier de sa voix grave et étrange: "Terre! Terre! Je vois la terre…" C’était un moment de grâce.»

La question est donc de savoir si les mondes du théâtre et de la télévision sont prêts à le faire jouer autre chose que des rôles de handicapés. A la télévision, dans Jasmine, le comédien a déjà fait une scène d’amour avec une prostituée (jouée par Marie-Soleil Tougas). Mais on ne voulait pas qu’il parle ou qu’il marche. Finalement, il a dit une phrase… «Le milieu de la télévision deale mal avec la différence, soutient Normand D’Amour. J’ai seulement les dents avancées et ça m’a empêché de faire certains films. Imaginez pour Dave! Son handicap ne lui donne pas beaucoup de chance dans le métier. Mais il a une volonté de fer. C’est pas ça qui va le faire reculer.»

«Je pense qu’il peut travailler avec des metteurs en scène de l’avant-garde, qui font de la création plus expérimentale. Cela va être plus difficile avec des théâtres institutionnels, pense pour sa part Janine Lefebvre. En Europe, par exemple, un metteur en scène comme Eugenio Barba exploiterait sûrement les capacités scéniques d’un acteur comme Dave. Ce dernier nous met face à une vérité comme aucun autre acteur ne pourrait le faire sur scène.»

Donnez-moi ma chance…
«Moi, quand c’est compliqué, j’aime ça, renchérit Dave Richer. J’ai choisi ce métier parce que personne n’avait jamais osé le faire. Les handicapés représentent un certain pourcentage de la population, alors il devrait y avoir des acteurs professionnels handicapés au Québec. Si je peux faire avancer la cause, tant mieux. Mais je fais du théâtre d’abord pour moi. Quand je suis sur scène en train de jouer, c’est le moment où je me sens le mieux dans ma peau. J’oublie tout… Même mon handicap.??»

C’est Michel Laprise qui a donné sa première chance à Dave Richer. Le metteur en scène avait eu l’idée de demander à un gars atteint de paralysie cérébrale de participer à la création de Tonalités, du Théâtre Pluriel. Richer a participé à un atelier public dans lequel il donnait la réplique au comédien Normand D’Amour. Finalement, Dave n’a pas joué dans la version finale de Tonalités, mais il s’est lié d’amitié avec Normand D’Amour et Michel Laprise, Ces derniers lui ont promis de pousser l’expérience plus loin, dans une autre production.

«Michel m’a parlé de Dave, dit François Archambault. De son talent d’acteur, de son impact sur le public. Il a essayé d’organiser une rencontre entre Dave et moi. Mais je ne me sentais pas attiré par le sujet. Ignorant tout de la paralysie cérébrale, je ne voyais pas comment j’aurais pu écrire un texte là-dessus… J’ai refusé la proposition de Michel.»
Or, un jour, Archambault reçoit un drôle de coup de fil d’un comédien de Pointe-aux-Trembles au sujet de l’écriture d’une pièce. «J’étais dans ma cuisine quand le téléphone a sonné. Je décroche et j’entends un gars qui parlait tout croche me dire qu’il me trouvait génial, qu’il avait aimé Cul sec et Si la tendance se maintient. J’avais de la peine à le comprendre. J’ai cru à une blague, aux Insolences d’un téléphone! Jusqu’à ce que Dave mentionne les noms de Michel et de Normand. Et j’ai fait le lien.»

Aujourd’hui, François Archambault ne s’est pas seulement fait un nouvel ami. Il dit avoir évolué dramaturgiquement parlant. «Ma rencontre avec Dave est venue bouleverser mon écriture qui était plus ironique, plus cynique, dans mes pièces précédentes, explique l’auteur. J’ai changé de ton. Je me suis obligé à une plus grande tendresse dans ma façon de dépeindre les personnages.»

Le choc amoureux
15 Secondes raconte les déboires sentimentaux de Mathieu (Richer), un handicapé qui veut conquérir le cour de la blonde de son frère Claude (Normand D’Amour). Car Claude n’aime pas Charlotte (défendue par Marie-Hélène Thibault), une fille «normale» mais handicapée du cour qui n’arrive jamais à se fixer sur le bon gars. Voilà le triangle amoureux classique, à l’exception d’une variante de taille: le handicap de Mathieu. Cela pose la question des relations sexuelles entre un handicapé et une personne «normale». Et nous renvoie au miroir de nos propres peurs devant l’inconnu.

«Je savais que le sujet était délicat, dit l’auteur. Je devais éviter le freak show. J’ai écrit l’histoire de quatre personnages liés les uns aux autres. Des jeunes qui s’influencent ou se bouleversent mutuellement. Un auteur n’écrit pas un show sur un handicap ou une maladie. Comme La Dame aux camélias n’est pas une pièce sur la tuberculose, 15 Secondes n’est pas uniquement un texte sur le vécu d’un handicapé. Et je ne souhaite pas que la pièce soit perçue ainsi. Au-delà du personnage de Mathieu, 15 Secondes raconte une histoire d’amour et les difficultés de vivre cette vie sans se faire trop de mal.»

«Mathieu est handicapé et il me ressemble, ajoute Dave Richer. Mais il ne représente pas la majorité des handicapés. D’ailleurs, je ne m’identifie pas aux handicapés… La plupart des personnes handicapées se referment sur elles-mêmes. Alors que moi, j’aime socialiser. Je parle tout le temps, j’ai une maudite grande gueule. J’espère que je te laisse le temps de prendre tes notes… (rires)»

Dave Richer est très autonome. Il se déplace seul dans sa propre voiture (une Néon qui n’est pas adaptée). Quand il en aura les moyens, il aimerait partir de chez ses parents, à Pointe-aux-Trembles, pour venir habiter en ville. Par-dessus tout, il voudrait avoir une blonde, des enfants, une famille. Mais, comme son personnage dans la pièce, Dave tombe toujours amoureux de filles «normales». Des filles qui aiment bien sortir avec Dave, au cinéma ou au resto. Des filles qui apprécient son grand cour et son intelligence. Mais, le jour où ça devient plus sérieux, elles fuient. A la grande tristesse de Dave.

Or, épouser un homme incapable de se faire cuire un steak, ce n’est pas une sinécure. Pourquoi, alors, Dave ne courtise-t-il pas des femmes comme lui, handicapées? «Elles ne m’attirent pas. Simplement. D’ailleurs, je ne fréquente pas beaucoup de personnes handicapées. J’ai déjà essayé de suivre des ateliers de jeu avec d’autres handicapés. Mais je n’aimais pas ça… Je ne les trouvais pas vite vite!»

«Les gens se censurent devant Dave, dit Normand D’Amour. Ils font attention à ce qu’ils disent. Ils me trouvent rough parce que, des fois, je suis brusque et baveux. Comme lui avec moi, d’ailleurs. Nous avons une grande complicité: Dave est comme un frère.
«Ce qui est extraordinaire avec 15 Secondes, ce sont les commentaires suite à la pièce. Des spectateurs viennent nous voir dans les loges pour nous dire qu’ils se sentent plus tolérants et moins ignorants. La pièce leur a montré une réalité qu’ils ne connaissaient pas.»

«J’ai vu Dave pleurer une fois, se souvient Janine Lefebvre. Il m’a avoué que, parfois, quand il voyait des gens se servir de leurs dix doigts pour faire des travaux qu’il ne pourrait jamais exécuter, il se sentait inutile… Je lui ai répondu: "Oui, Dave, tu es aussi inutile que la poésie dans la vie. Or, la poésie rend plus belle l’existence de bien des gens…"»

Dave Richer termine son coke en tirant sur sa paille avec application. Le soleil n’éclaire plus la terrasse de la rue Saint-Denis. Mais la lumière se lit toujours sur le visage du comédien, infatigable après deux heures d’entrevue: «Je ne veux pas seulement jouer des rôles de handicapés. Je pourrais jouer un avocat qui défend une cause en cour: ça ne demande pas ben ben des déplacements, un avocat qui plaide… Je veux toucher au répertoire aussi. La mode est aux relectures des classiques, non? A la limite, je pourrais même jouer Roméo! Tu vois ça, la scène du balcon, ce serait écourant, man! Je serais en bas du balcon assis dans ma chaise roulante. Et là, j’appellerais ma dulcinée: "Juliette, Juliette! Je monte te rejoindre sur le balcon. Demande-moi pas comment… Mais je m’en viens!"»

Dès le 25 juin
A l’Espace Go
La pièce est publiée aux Éditions Leméac