Michel Dumont : La condition humaine
Scène

Michel Dumont : La condition humaine

MICHEL DUMONT jouera le rôle de Willy Loman, dans Mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller, après que l’eut interprété au Québec le regretté comédien Jean Duceppe. Un défi que l’acteur relève avec émotion et passion.

Vendredi soir prochain, la grande famille Duceppe va retenir son souffle durant deux heures. Pendant que, dans la salle, tous les regards seront tournés vers le Willy Loman de Michel Dumont, le souvenir d’un autre acteur qui a immortalisé le modeste commis voyageur sera dans l’air. Depuis son départ pour le pays d’où nul ne revient, la mémoire de Jean Duceppe anime toujours la compagnie qui porte son nom. Mais ce soir-là, c’est son âme qui planera au-dessus de la scène.

La direction de la Compagnie Jean-Duceppe a longtemps hésité avant de programmer une nouvelle production de Mort d’un commis voyageur, créée à New York en 1949. (D’ailleurs, aucun théâtre montréalais n’avait mis le chef-d’ouvre d’Arthur Miller à l’affiche depuis la mort de Duceppe.) En septembre 1997, une lecture a été présentée aux abonnés. Un moment de grâce. \«Après la lecture, se souvient Michel Dumont, j’ai regardé Louise (Duceppe) dans les yeux. Et j’ai compris qu’après toutes ces années, on se donnait enfin la permission de reprendre la pièce.»

Il faut dire que Jean Duceppe a joué des centaines de fois au Québec le personnage tragique de Miller, après l’avoir créé, en 1962, à la télévision. Malgré cela, le spectre de sa performance ne viendra pas hanter Michel Dumont. «Bien sûr, certains jours, je le sens assis ici (Michel Dumont se touche l’épaule). Je l’ai bien connu… Je sais qu’il m’encouragerait s’il était avec nous, et qu’il ne tomberait pas dans le jeu de la comparaison.On me demande comment je me sens en chaussant les souliers de Jean Duceppe. Et je réponds que je ne suis pas dans les souliers de monsieur Duceppe. Je vais jouer Willy différemment de lui. Car je suis un acteur, pas un imitateur.»

Pourtant, Michel Dumont est très fébrile le midi où je le rencontre au Piémontais, son restaurant italien préféré. La fatigue et l’anxiété se lisent sur son visage. Il a beau dire, la pression est énorme. Pas seulement à cause du souvenir de son ancien ami. Il y a aussi le poids de la réussite de la production. Car Dumont est le directeur artistique de Duceppe. Puis il y a l’aura qui entoure le personnage terriblement humain de Willy Loman.

«Je suis obsédé par ce personnage-là, lance le comédien. J’ai à la fois extrêmement peur et très hâte. C’est un rôle accaparant, vampirique. Je suis entré en répétition comme d’autres entrent en religion. Au début, je ne voulais même pas qu’on fasse de blagues pendant les répétitions. J’ai même dit à ma blonde: >Ça se peut que parfois je t’appelle Linda, le nom de la femme de Willy Loman!"**»

Un gars ben ordinaire
Qui est Willy Loman? Un modeste commis voyageur et père de famille. Un homme bien ordinaire qui rêve d’extraordinaire. Un jour, il fait le bilan de sa vie: les rêves avortés, les espoirs envolés, les promesses non tenues. Incapable d’accepter ce constat d’échec, il préfère s’enlever la vie pour laisser à son aîné, Biff, une grosse somme d’argent provenant de son assurance.
En 1949, la pièce de Miller connut immédiatement le succès. Au lendemain de la crise économique et de la guerre, et au début de la montée du communisme, elle rappelait les limites du rêve américain. Puis, l’aspect social de ce drame a été occulté au profit du côté psychologique: Loman devenait l’archétype du dépressif. Un demi-siècle plus tard, on peut voir, comme dans tout mythe, que Willy Loman touche au cour de la nature humaine. Avec ses grandeurs et ses misères.

\«Dans les années 80, Mort d’un commis voyageur a été produite avec succès en Chine; et les Chinois ont fait la même lecture que nous, raconte Dumont. Ils disaient que Willy Loman n’acceptait pas l’échec, la vulnérabilité de sa condition. Miller a écrit une tragédie fondée sur rien, sur les petites choses de la vie. On ne fait que parler du quotidien dans la pièce: les comptes à payer, les appareils ménagers qui lâchent, les tuyaux qui coulent, les dettes qui nous rongent, le travail qui épuise… Et ce qui est tragique, c’est que Loman n’accepte pas ce quotidien. Incapable de réaliser ses ambitions, il va se tuer pour que son fils le fasse à sa place. Mais ce geste n’aura pas sur Biff l’impact voulu. Ce dernier n’est pas intéressé par le mode de vie rêvé par son père. Contrairement à Willy, Biff a compris ses limites. Et il est heureux…***»

Faut-il en conclure que Miller nous dit avec cette pièce qu’il n’y a pas de place pour les rêveurs dans ce bas monde?
\«Miller nous dit qu’on a le droit de rêver, mais pas de faire des rêves impossibles. Je peux bien rêver de gagner vingt millions de dollars à la loterie et fantasmer sur ce que je ferais avec cet argent. Mais si je base ma vie là-dessus, je risque d’être malheureux. Biff rêve aussi. Mais il a des rêves plus réalistes.»

Michel Dumont connaît bien cette pièce dont il signe ici une nouvelle traduction. Elle lui a ouvert les portes de son métier. Il a longtemps défendu le rôle de Biff à l’époque où Jean Duceppe incarnait Loman. Cette fois-ci, Biff sera interprété par Denis Bernard. La distribution comprend également France Castel, Jean Deschênes, Antoine Durand et Benoît Girard, entre autres. La mise en scène est assurée par Monique Duceppe.

Michel Dumont dit qu’il devra se retenir pour ne pas pleurer en jouant le soir de la première. Cet acteur au physique imposant laisse libre cours à ses émotions, sur scène comme dans la vie. \«J’aime aller au fin fond de mes émotions. Les mots, la pensée, c’est très beau. Mais je crois que c’est souvent en dehors de la parole que s’expriment les vraies choses. Une lueur dans les yeux de quelqu’un, une main qui me frôle… Ça me parle beaucoup…*»

Du 7 avril au 15 mai
Au Théâtre Jean-Duceppe
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