Scène

Monsieur chasse : La philosophie dans le placard

Tout comme les vins, certains classiques vieillissent moins bien que d’autres. C’est le cas des pièces de Georges Feydeau, maître incontesté du vaudeville de la Belle Époque. À l’image de la chic bourgeoisie parisienne sous la Troisième République, cette ouvre carbure aux chassés-croisés amoureux et aux situations cocasses. En général, ce théâtre demeure résolument comique, mais sa portée sociale laisse toutefois un goût suranné.

Assurément, Feydeau a perdu beaucoup de sa pertinence au fil du temps et des changements de mours. Aujourd’hui, les amants traqués ne se cachent plus dans les garde-robes lorsqu’ils sont pris en flagrant délit d’adultère: ils vont en parler devant les caméras de Claire Lamarche ou d’Oprah Winfrey…

Cela dit, tout n’a pas vieilli chez Feydeau. La folie des quiproquos, l’opportunisme des individus qui ne pensent qu’à leurs intérêts, le recours éhonté aux mensonges, tout cela tient la route. Et, par-delà les ahurissantes scènes d’alcôve, l’auteur a su illustrer une impérissable chose: le ridicule n’a jamais tué (et ne tuera jamais) personne.

Le plaisir immédiat, gratuit, voilà ce qui ressort de la production de Juste pour rire dirigée par Denise Filiatrault, dont la première a eu lieu mardi dernier au Théâtre Saint-Denis 2. Rarement ai-je vu une salle – formée d’un public de première, par surcroît – s’esclaffer d’aussi bon cour, d’un rire contagieux. En insufflant un sens aigu de la caricature à la pièce, Filiatrault signe ici une mise en scène très habile dans le genre. Sa direction d’acteurs donne une saveur ubuesque à ce vaudeville bourgeois; Alfred Jarry, le scandaleux contemporain de Feydeau, n’aurait pas été dérouté par ce Monsieur chasse.

Il faut dire que le jeu comiquement cruel des comédiens contribue à relever le côté satirique des répliques, même les plus banales. Cette distribution est tout simplement époustouflante.

Dans le rôle du médecin qui courtise la femme de son meilleur ami, Carl Béchard touche aux cimes de la dérision et du grotesque. Un mot sur ce comédien: Béchard travaille depuis vingt ans au théâtre; hélas, trop souvent dans l’ombre. Il a fait ses classes avec Denis Marleau au Théâtre Ubu, où il a été, entre autres, une mémorable Mère Ubu. En quittant cette troupe, il a monté deux pièces de Boris Vian pour le Groupe Audubon. Au Rideau Vert, ce fut un splendide acteur pour un Ionesco et deux Feydeau (Tailleur pour dames et Un fil à la patte). Avec Monsieur chasse, tel un virtuose, Carl Béchard s’approprie avec génie la mécanique dramatique de ce boulevard. Il en retire toute trace de psychologisme, de réalisme. Cela donne quelque chose de très bédé, d’hyperréaliste. Il faut voir son personnage sautiller, danser, ou se tortiller sur la scène pour masquer son embarras lorsqu’il devient un amant éconduit. Chapeau!

Dans le rôle de la femme du monde convoitée mais terriblement bête, Diane Lavallée est irrésistible d’absurdité. On croirait voir Thérèse, de La Petite Vie, parachutée dans un salon du Faubourg Saint-Germain, au milieu d’un roman de Proust. Un beau choc culturel! En contre-emploi, Yves Desgagnés est terriblement efficace dans le rôle d’un mari à la fois cocu et infidèle. Dans une des scènes les plus amusantes (celle du quiproquos du triangle amoureux) Desgagnés valse avec le médecin épris de sa propre femme, pendant que cette dernière est enfermée dans la pièce voisine), il est d’un grand comique. Le burlesque n’est jamais très loin avec Denise Filiatrault. Diane Lavallée va jusqu’à se mettre un abat-jour sur la tête, afin de passer inaperçue dans la chambre où elle fait languir son amant; un autre chapeau pour les beaux costumes de François Barbeau!

Dans des rôles secondaires, les autres comédiens sont assez justes. Mentionnons la prestation de Normand Lévesque, qui obtient la faveur du public en versant dans la caricature du mari niais et éternellement cocu; et de Linda Sorgini, méconnaissable en congierge à la cuisse légère.

Léger! Voilà sans doute le meilleure qualificatif pour conclure cette critique. Ce spectacle (re)confirme le mariage heureux entre Filiatrault et Rozon. Pourquoi changer une formule gagnante?

Jusqu’au 31 juillet
Au Saint-Denis 2
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