Incarnation, d'Hélène Blackburn : La fureur
Scène

Incarnation, d’Hélène Blackburn : La fureur

Avec Incarnation, sa plus récente création, HÉLÈNE BLACKBURN rend hommage au travail des interprètes, à leur générosité, et à leur courage dans l’exercice d’un métier si difficile. Le mouvement dans toute sa force et son lyrisme.

Les murs sont blancs, les vitres, sales et le tapis, noir. Un studio de danse semblable à tous les studios de danse, nu et anonyme, carré comme une cage. Les danseurs arrivent, un à un, comme des fauves sortant de l’hibernation; ils s’étirent, s’étendent, se massent distraitement. Ils ont presque l’air de rien, affalés comme ça, contre les murs. Puis, la répétitrice sonne l’appel: il faut revoir certaines sections de la pièce. Alors, ils se lèvent et, soudain, il fait plus chaud-: les muscles, déjà, frémissent, les sens sont aux aguets, l’esprit, clair. Pendant plus de deux heures, les murs vont palpiter tellement l’espace sera chargé d’énergie brute. Six êtres de chair, de sueur et de sang qui vont bouger jusqu’à l’épuisement momentané. Pour surgir à nouveau.
Incarnation, la plus récente création d’Hélène Blackburn, c’est le mouvement dans toute sa force et son lyrisme, porté par des artistes du corps qui donnent tout d’eux-mêmes. «Incarnation, dit la chorégraphe, c’est un hommage au travail des interprètes, à leur générosité, à leur courage, parce que danser est un métier difficile, danser MES pièces est difficile. C’est également un hommage à leur vulnérabilité, voire à leurs défauts. Cette pièce met en lumière les relations entre les interprètes, les rapports de séduction, leurs taquineries, le jeu aussi, car ça demeure très ludique. C’est finalement un rappel du processus de création lui-même-: trois femmes et trois hommes qui vont donner vie, incarner, littéralement, ce qui n’était au départ que des idées.»
Après un passage éclair au Festival international de nouvelle danse l’automne dernier et une longue tournée internationale, Incarnation revient enfin à Montréal pour cinq représentations à l’Usine C. Hélène Blackburn et sa compagnie, Cas public, roulent dans les ligues majeures depuis maintenant dix ans et ses nouvelles créations sont toujours très attendues. Car la créatrice nous réserve toujours un déploiement d’énergie à la fois fougueuse et rigoureusement contrôléeet un équilibre remarquable dans la construction de ses chorégraphies.
Silence. La répétition de la pièce commence. Une des interprètes, la sculpturale Kirsten Pollard, fait le vide autour d’elle, nous fait face. L’effet est saisissant-: elle avance lentement, droit devant, une jambe fend l’air jusqu’au zénith puis se replie délicatement. Le pied pointé au sol, une vague lui traverse le corps, puis, nonchalamment, elle poursuit sa marche, l’air frondeur et un peu désinvolte. Elle pourrait tout aussi bien être immobile, notre regard ne pourrait pas s’en détacher davantage. Mais arrivent ses comparses qui vont investir cet espace nu qui leur servira de terrain de jeux. Et là, chacun fera son petit numéro dans cette arène qui sera le lieu de toutes leurs rencontres. Des rencontres qui ne se feront jamais à huis clos, parce que tous les interprètes, qui occuperont constamment la scène sans coulisses, ne cesseront jamais de se jauger, de s’observer, curieux, défiants ou amusés.
C’est dans cet espace qui ressemble en tous points à une salle de répétition que la chorégraphe fait se démener sa joyeuse bande qui n’a pas peur des confrontations musclées. Bien qu’Incarnation soit essentiellement une oeuvre de duos, tendres ou féroces, la chorégraphe y intercale des trios et aussi des solos où la personnalité forte de chaque interprète est mise en lumière. Ces danseurs ont visiblement été conviés à une grande fête du mouvement qui ne s’embarrasse pas de thématiques ou d’intentions. Incarnation, selon Hélène Blackburn, est une réponse au travail effectué dans Suites furieuses, sa pièce précédente qui a soulevé l’enthousiasme à Montréal et à l’étranger. «J’avais abordé Suites furieuses sans chercher à avoir de thématique au départ, en travaillant sur l’énergie et la fureur, explique la chorégraphe. Ça m’a amenée à travailler sur le vocabulaire lui-même. J’ai essayé d’aller plus loin avec Incarnation
Aller plus loin, diront certains, peut parfois nous faire remonter aux sources… élène Blackburn utilise abondamment dans cette pièce des formes, des lignes du ballet. Signe des temps-: jamais les amateurs de danse contemporaine n’ont vu autant d’entre chats que dans les dernières pièces d’Édouard Lock ou de Ginette Laurin… Signe des temps ou retour du balancier? En tout cas, Hélène Blackburn assume complètement son utilisation de ce langage-: «Quand j’ai amorcé la pièce, les danseurs de la compagnie provenaient tous de la danse contemporaine et, peu à peu, se sont ajoutés des danseurs de ballet, ce qui a teinté le vocabulaire et tout l’esprit de l’oeuvre. Comme je travaille le mouvement à partir du bagage gestuel de mes interprètes, les lignes du ballet sont ainsi apparues. Avec eux, je me suis mise à regarder ces formes-là pour ce qu’elles sont, en essayant de me dépouiller de mes préjugés, car je n’avais pas vraiment d’intérêt pour le ballet.»
Si les interprètes donnent l’impression de se retrouver sur le bout des orteils dans leurs chaussures noires, sorte d’hybride entre la pointe et la chaussure de course, ce n’est pas une hallucination-! Cette chaussure, transfuge du ballet-jazz, permet effectivement d’atteindre les hauteurs du ballet, sans se casser les pieds-! Le résultat est fascinant-: les figures esquissées du ballet, précises et acérées, explosent soudainement, se brisent et se transforment en des mouvements sinueux. Et là on reconnaît bien le travail d’Hélène Blackburn quand s’enchaînent et se déchaînent ces mouvements d’une rapidité étourdissante qui, au moment le plus inattendu, provoquent l’émotion. Elle explique-: «J’aime imaginer que le corps est comme une carte géographique sur laquelle je peux voir l’énergie circuler avec beaucoup de précision, se décomposer sans arrêts, avec beaucoup de fluidité._»
Épurée comme le souhaitait la chorégraphe, Incarnation ne s’embarrasse pas d’éléments scéniques superflus. À quelques moments, dans la pièce, les hommes vont revêtir de longs manteaux de couleur claire qui deviendront des jupes, une fois appropriés par lesfemmes-: les formes prendront alors une ampleur nouvelle, habillées par une lumière qui va accentuer les contrastes.
La trame musicale, constituée d’extraits bien dosés d’oeuvres de musiciens vivants comme Xenakis, Schnittke et Boulez, entre autres, va parfois accentuer le lyrisme de certains passages. Incarnation serait la pièce la plus romantique de son répertoire, selon Hélène Blackburn.
Romantique, peut-être… Mais il y a toujours le feu qui couve, et la fureur n’est pas très loin. Chose certaine, la puissance évocatrice est là, et confirme un talent fou qui se déploie maintenant avec l’assurance de la maturité.
Du 22 au 26 février
À l’Usine C
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