Daniel Lemire : Point de mire
Scène

Daniel Lemire : Point de mire

Après des projets de pièce et de film avortés, l’humoriste québécois le plus respecté, même par ceux qui n’aiment pas les humoristes, revient sur scène avec un nouveau one man show. Au programme: un spectacle encore plus collé à l’actualité que  d’habitude.

Si le sens du timing est l’une des qualités nécessaires à un humoriste, il faut admettre que celui de Daniel Lemire est bien particulier. Coïncidence qui ne fait pas nécessairement son affaire: le plus critique des gagmen québécois, l’humoriste respecté même par ceux qui n’aiment pas les humoristes revient sur scène – après deux ans et demi d’absence — en plein milieu de la tempête médiatique. Celle que vous savez…

En fait, le septième one man show de Daniel Lemire, qu’on peut voir à l’Olympia dès cette semaine, ne devait être présenté que l’automne prochain. L’abandon d’un projet de film lui a permis de devancer son spectacle. Lassé par l’«absurdité» du système de subventions, Lemire a laissé tomber le scénario sur lequel il oeuvrait depuis deux ans: une satire sociale sur… les banques et la mondialisation.

«Se mettre à genoux comme ça devant les institutions, moi, j’en reviens pas, s’étonne le stand-up. On a été refusé par Téléfilm Canada par fax, deux fois, sans aucune explication. Ça n’a aucun sens. Je ne veux pas être prétentieux, mais c’est pas un gars de Téléfilm qui va venir m’expliquer comment faire un gag. Et me faire dire: "Ça serait le fun qu’il y ait une histoire d’amour…" Cela dit, je ne suis pas amer. J’ai adoré mon expérience: je sens – et on me l’a dit – que ça a donné plus de maturité à mon écriture.»

Daniel Lemire est donc revenu, un peu plus tôt que prévu, au genre où il est son propre patron. Sa longue pause, pendant laquelle il a aussi conçu le Bye-Bye 98 et laissé sur le carreau une pièce sur la crise du verglas, lui a permis de retrouver le goût de la scène. «J’étais un peu écoeuré de la scène, lors des dernières représentations de mon précédent show, rappelle-t-il. On en a fait un peu trop. D’ailleurs, on va faire celui-là d’une autre manière. Cinq spectacles par semaine pendant six mois de suite, je ne suis plus capable de faire ça. Moi, j’adore mon métier. Alors, si j’ai moins de plaisir à le faire, c’est qu’il y a un problème.»

«De plus, après deux ans et demi, j’ai complètement décroché de l’ancien show, ce qui m’a permis d’aller ailleurs. Quand on n’attend pas assez entre deux shows, on est porté à réécrire un peu la même chose. Là, je me suis ennuyé du spectacle, et quand j’y suis revenu, quel plaisir! Parce qu’on contrôle son produit de A à Z. J’avoue que j’ai un peu de misère avec les compromis.»

Humour acide
Dans une première mise en scène du comédien Michel Côté, l’humoriste nous réserve un one man show au rythme plus varié, «visuellement très intéressant» avec ses projections d’images. Et, surtout, un spectacle encore plus collé à l’actualité que d’habitude, au contenu touffu. «C’est le show le plus dense que j’aie fait. En stand-up, je parle des armes aux États-Unis, des aliments transgéniques… C’est moins accessible qu’avant. Je le sens: le rire est différent. Il y a moins de gags pour le gag. Par contre, il y a des numéros essentiellement comiques, mais qui ont rapport à quelque chose. Par exemple, mon personnage d’Edmond Raté, qui cherche sa femme dans un club d’échangistes…»

Aussi au rendez-vous: un agent secret canadien gaffeur (un pléonasme, sans doute!); un Jean Chrétien accueillant les Kosovars; et l’inimitable Oncle Georges, adressant un monologue «assez acide» à son nouveau public cible, les vieillards… L’humoriste frappe gros: les vilaines compagnies de tabac, la pollution automobile, et, ce qui fera plaisir à bien du monde, les banques. Un numéro «assez virulent». «Ça faisait longtemps que je voulais faire quelque chose là-dessus. Elles charrient pas à peu près, les banques. Elles font tellement d’argent que c’est honteux; et si tu es sur le B. S., tu n’es pas capable d’ouvrir un compte…»

L’oeil toujours aussi critique, capable de disserter longuement sur la politique, les médias, les voyages, Daniel Lemire s’inspire plus que jamais de sa société. «Quand je ne suis pas collé à l’actualité au sens large du thème, c’est moins ma tasse de thé, reconnaît-il. Je tends de plus en plus vers ça. En vieillissant, on a moins le goût de rire de choses légères, de perdre son temps. On a envie de dénoncer les choses, sans se prendre au sérieux. C’est le fun d’essayer de trouver des manières de parler de sujets moins évidents. D’où la finesse de ce métier, je pense. Tout le travail est là: trouver un angle pour faire passer des choses, tout en restant drôle. Rire, ça irrigue le cerveau, c’est très physique. C’est important, rire. Mais pas de n’importe quoi, n’importe quand. C’est peut-être là, la nuance. Parce que le rire est dangereux, parfois. C’est là qu’est le débat, en ce moment. Le rire devient un peu trop à droite. C’est assez réactionnaire au niveau des idées.»

Lemire met lui-même sur le tapis le fameux débat dans lequel «je suis impliqué malgré moi». Visiblement, ça le fatigue. Il en a long à dire, tient à tempérer l’importance de la controverse, et à rectifier l’impression que tous les humoristes sont dans le même bateau. «Je parle d’un certain genre d’humoristes. Honnêtement, moi non plus, je ne suis plus capable. Les boys, refaites vos devoirs… C’est normal: ces gens-là débutent. Mais ils sont garrochés deux heures par jour à la radio! Ça n’a pas d’allure. Tu ne peux pas faire de l’humour intelligent, conscientisé, une heure par jour à la radio ou à la télé, c’est impossible.»

Reste que celui qui exerce le métier de comique depuis une vingtaine d’années a du mal à digérer certaines énormités lâchées par quelques «collègues». Notamment: «Un humoriste, c’est pas là pour penser.»…

L’ironique paradoxe n’échappe pas à Daniel Lemire: premiers à se moquer des autres, les humoristes tendent à resserrer les rangs et à courir s’abriter quand les tomates pleuvent… Il est l’un des seuls à émettre publiquement des réserves – et ça ne date pas de l’affaire Pinard – sur certaines tendances ou institutions de l’humour. «Il y a bien des gens qui l’ont pris durement. Et, honnêtement, je m’en passerais. Mais je ne peux pas faire semblant que ça n’existe pas. Je suis porté à rire des travers de la société. Et l’humour en est devenu un. Alors, je ne peux pas passer ça sous silence, sous le prétexte qu’on fait le même métier. Mais il va falloir que je l’assume, parce que je suis certain qu’il y en a qui ne l’ont pas trouvée drôle…»

Jusqu’au 22 avril
Supplémentaires du 26 au 29 avril, du 10 au 13 mai, du 17 au 27 mai
À l’Olympia