Daniel Léveillé : Adams et Ève
Scène

Daniel Léveillé : Adams et Ève

Daniel Léveillé revient exposer la nudité absolue de ses danseurs avec La Pudeur des icebergs. Petite escale à Montréal avant de repartir en tournée pour l’Europe.

Cinq hommes et une femme dans leur plus simple appareil. Une scénographie vide de tout artifice. Des éclairages de type néons qui jettent une lumière crue et implacable sur les danseurs, et les 24 Préludes, opus 28, de Chopin qui tournent en sourdine comme s’ils nous parvenaient d’un espace très lointain. Rien, dans La Pudeur des icebergs, n’est fait pour séduire le spectateur. Pas même cette nudité livrée dans ce qu’elle a de plus organique, exposant les anus et donnant à observer les battements de coeur sous la peau des danseurs. Des tenues d’Adam et Ève que Daniel Léveillé avait déjà choisies pour sa pièce précédente, Amour, acide et noix.

"La nudité est une façon d’affirmer le droit d’utiliser la peau comme costume parce qu’étonnamment, ça fait voir beaucoup plus que ce que ça dévoile effectivement, déclare le chorégraphe. Et une fois qu’on voit que quelque chose est pertinent, pourquoi ne pas le reprendre? Au fond, mon rôle premier est de parler du corps, alors pourquoi l’habiller autrement que par sa peau?" Pour sa prochaine création, qui sera présentée au printemps ou à l’automne 2007, Daniel Léveillé travaille donc le corps à nu. Pourtant, il n’exclut pas de devoir finalement avoir recours à une matière textile. "C’est la pièce qui va décider. Je le ferais dans le cas où elle devrait s’inscrire socialement ou théâtralement, précise-t-il. Parce que pour moi, habiller les danseurs, c’est en faire des êtres sociaux. Même si les vêtements choisis sont neutres, le fait de les habiller les inscrit dans la réalité de danseurs qui dansent."

Les interprètes des deux dernières pièces de Daniel Léveillé sont des Adams et Ève au sens où le chorégraphe les dépouille des masques de l’ego et du vernis du lien social pour en tirer l’essence de ce qu’il nomme "le corps archaïque". Celui de l’instinct premier du geste qui s’exprime dans l’ici et maintenant sans autre objectif que d’être ce qu’il est. La quête est celle de l’être au-delà du paraître. "Je ne suis plus dans la séduction d’aucune espèce de manière dans ma vie, affirme l’artiste quinquagénaire. Je ne doute pas que la séduction puisse être un jeu très agréable, mais c’est en priorité ce qui cause les guerres parce que c’est un mode de fonctionnement qui fausse la réalité dès le départ et qui mène à l’incompréhension en bout de ligne. En danse, c’est facile de séduire avec de beaux interprètes et une gestuelle sinueuse… La mienne est très particulière: les mouvements ne sont jamais continus, ils ne s’enchainent pas les uns les autres comme on le voit habituellement. Mon écriture chorégraphique est hachurée."

De fait, la pièce se déroule comme une succession d’actions entre lesquelles la vie intérieure palpite dans les corps immobiles. À chaque pause, les danseurs doivent trouver dans les tréfonds de leur intimité corporelle l’impulsion qui leur permettra d’exécuter le mouvement suivant. Leur intense concentration dans ces silences gestuels pèse sur le climat ambiant comme un blizzard sur la banquise. En révélant bien plus que leur anatomie, la nudité laisse aussi présager tout ce qui n’est pas dit ni montré ici. Pudeur des émotions contenues, faces cachées des icebergs immergés.

De New York à Genève en passant par Paris, Londres, Vienne, Bonn, Amsterdam ou encore Lausanne, la pièce a été généralement bien accueillie, même si elle suscite partout étonnement et questionnements. Avant elle, Amour, acide et noix, prix Dora Mavor Moore 2004, avait ouvert la voie. "La réception des pièces dépend plus de la perception de la nudité dans les villes que des mentalités du pays, commente Daniel Léveillé. Le type de sculptures exposées en extérieur en est d’ailleurs un bon indicateur… À Paris, par exemple, il y a beaucoup d’oeuvres du XIXe siècle, on n’aime pas les choses trop directes. Il y a eu plus de réticences qu’ailleurs au début."

Bien que leur interprétation ait gagné en vigueur au fil des représentations, les danseurs sont plus nerveux que de coutume à l’idée de revenir à Montréal. Pour nous, cette reprise est une chance d’aller mesurer l’oeuvre du temps sur la chorégraphie mais aussi de jauger l’évolution de nos propres capacités à recevoir cette pièce exigeante, de vérifier si ce qu’on trouvait confrontant en 2004 le demeure et si l’on parvient à percer un peu mieux le mystère des icebergs. Pour ceux qui l’ont ratée il y a deux ans, c’est l’occasion de découvrir l’un de nos chorégraphes les plus atypiques, authentiques et intenses.

À voir si vous aimez
L’Amant de Marguerite Duras
La Mer de la fertilité de Yukio Mishima
Les films d’Akira Kurosawa
Observer un jardin zen ou faire la roche (c’est-à-dire strictement rien pendant au moins plusieurs heures)