Macha Limonchik : Chanter la pomme
Scène

Macha Limonchik : Chanter la pomme

L’amour, toujours l’amour. S’il faut en croire Macha Limonchik, c’est d’amour, de bonheur et de légèreté que le metteur en scène René Richard Cyr veut nous parler en dirigeant Beaucoup de bruit pour rien, de Shakespeare.

La comédienne Macha Limonchik est enrhumée le jour de notre entretien, et craint que son "cerveau en miettes" n’entache son éloquence. Elle parle pourtant de Béatrice, héroïne de la célèbre comédie shakespearienne, avec passion et sagacité. D’autant qu’elle est vraisemblablement la première comédienne québécoise à se mesurer au rôle. Difficile à croire quand on sait que Shakespeare est l’auteur du répertoire le plus joué chez nous, tout juste avant Molière. Vérification faite: selon une récente étude de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, les metteurs en scène québécois ont toujours préféré ses tragédies, comme Hamlet et Macbeth, respectivement en première et troisième position des pièces étrangères les plus jouées sur nos scènes depuis 1975.

QUE DU BONHEUR

Tout cela, l’actrice n’en a cure. Peu attachée aux classiques, elle dira pourtant qu’"il valait mieux ne pas en faire une relecture tapageuse". "Notre désir, c’est de raconter l’histoire en toute simplicité, comme pour ouvrir la voie, comme une porte d’entrée dans l’oeuvre, un premier défrichage." L’adaptation de René Richard Cyr va d’ailleurs droit au but. À la poubelle, les nombreux personnages secondaires (il en a éliminé dix au total), les passages trop bouffons et les références indigestes pour le spectateur contemporain. Qui plus est, il a transporté l’action dans un verger, à la campagne, loin des convenances et des exigences de la ville sicilienne où se situait le texte original.

C’est là qu’évolueront en parallèle les amours juvéniles de Claudio et Héro (Maxim Gaudette et Sophie Desmarais) et la relation en dents de scie de Béatrice et Bénédict (David Savard). Les hommes reviennent de la guerre, il y a de la fébrilité dans l’air, et tout le monde se mêle des amours de tout le monde. Sous l’influence des moins bien intentionnés, les femmes se substituent l’une à l’autre et causent des méprises qui font soudainement basculer le jeu de la séduction dans le registre tragique. Mais pas pour longtemps, rassurez-vous, car dans ce type de comédie shakespearienne, tout est toujours bien qui finit bien.

Comme sur la photo qui accompagne cet article, entourée de pommes fraîches et d’une aura bucolique, l’actrice se réjouit de cette version revue et corrigée. "Je n’aurais peut-être pas accepté de jouer dans l’une des pompeuses traductions françaises. René Richard a recentré le propos sur la simplicité et la drôlerie. Ça fait du bien. Je pense qu’en vieillissant, j’apprécie cette candeur-là. On vit tellement de merde au quotidien que je prends le fun quand il passe. Et de plein gré."

Elle dit ça, bien sûr, avec un sourire rayonnant. N’allez pas croire qu’elle est amère ou enragée. Pas plus que son personnage d’ailleurs, une femme en colère mais tout de même remplie d’espoir. Béatrice est une féministe avant l’heure, qui refuse de se marier et tient tête à son prétendant malgré l’amour brûlant qui la dévore. "Elle est découragée, cette fille, elle aimerait connaître l’amour, mais ce qui lui pend au bout du nez si elle cède lui apparaît trop horrible et trop triste. Je me reconnais pleinement là-dedans, j’ai probablement dit la même chose à plusieurs hommes quand j’étais un peu plus jeune. Mais n’oublions pas que tout ça est fait avec légèreté. On pourrait aller profondément dans les tourments amoureux de Béatrice et ça deviendrait une tragédie, mais c’est abordé du coin de l’oeil."

UNE FEMME DE CARACTERE

N’empêche, l’étiquette de "pièce pré-féministe" a souvent été accolée à Beaucoup de bruit pour rien, comme à La Mégère apprivoisée, autre comédie shakespearienne dans laquelle Limonchik a joué le rôle principal, en 1995 au TNM. "Béatrice est encore plus féministe que la mégère, ajoute-t-elle, parce qu’elle est intelligente et cultivée, elle a les mots pour le dire." Et elle cite: "Oh, que ne suis-je un homme! Je ne peux me faire homme à force de le souhaiter, je mourrai donc femme, à force de le regretter."

La force de caractère de Béatrice donne en tout cas lieu à des scènes de vive répartie qui promettent d’être savoureuses. "Toi et moi avons trop d’esprit pour nous aimer tranquillement", lui répond Bénédict quand elle lui demande pour laquelle de ses qualités il a souffert l’amour pour elle. "On imagine que son histoire avec Bénédict dure depuis des lunes, explique Limonchik. Ils se piquent sans arrêt et tout le monde sait que derrière ça il y a de l’affection, peut-être de l’amour, peut-être du désir. Ça ne se développe jamais, à cause de leur orgueil, et peut-être à cause de leur peur aussi."

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DE LA COMEDIE AU DRAME

Frivolité, tendresse, finesse et réjouissances sont autant de mots que Macha Limonchik emploie pour parler de la mise en scène de René Richard Cyr. Mais si l’homme de théâtre tenait à débarrasser la pièce de ses passages grotesques et de ses bouffonneries, c’est aussi parce que Shakespeare y fait alterner les registres et qu’il ne voulait pas passer à côté des passages plus tragiques.

Quand les hommes débarquent et que les femmes retrouvent les amoureux tant attendus, on est dans le bonheur et l’exaltation. Quand Bénédict et Béatrice se résistent et s’invectivent, le ton demeure joyeux et de bonne guerre. Mais quand le perfide Juan (Vincent-Guillaume Otis) complote pour saboter le mariage de Claudio et Héro, la jeune fille se retrouve accusée d’infidélité, abandonnée par son amoureux et outrageusement répudiée par son père. Elle feint la mort pour démentir la calomnie, et on a soudain l’impression d’atterrir tout droit dans Roméo et Juliette.

"Il y a un vrai retournement de situation, explique Limonchik. C’est là que Béatrice demande à Bénédict, presque comme preuve d’amour, de tuer Claudio pour qu’il y ait vengeance. Mais ce que j’aime de Béatrice, c’est que bien qu’elle ne sache pas qu’il y a eu subterfuge, que sa cousine n’est pas vraiment morte ni n’a été infidèle, elle s’en fout. Ses raisons d’être en colère sont tout autres. Pour elle, le motif de la répudiation de la jeune Héro est bête. Qu’est-ce qu’on s’en fout qu’elle ait parlé à un homme à sa fenêtre! Après tout, on se doute bien que les gars qui sont partis à la guerre n’ont pas non plus été sages comme des images."

Riche partition, direz-vous, et qui propose à l’actrice un jeu tout en nuances. "C’est difficile parce que dans ce passage-là, il faut qu’on sente bien la rage de Béatrice sans trop l’exagérer. En fait, elle n’est pas enragée, elle est déçue, triste, mais il ne faut pas qu’elle soit trop dure, pour que demeure une porte ouverte à l’amour." L’amour triomphera, bien sûr, mais pas sans détour ni chemins cahoteux. "C’est là tout l’intérêt de cette pièce, dit encore l’actrice. Mais heureusement pour Béatrice et Bénédict, l’amour brûlant de leurs jeunes amis Claudio et Héro leur ouvre la voie. Confrontés à l’amour absolu et à la jeunesse, ils se rendent compte du fait qu’ils sont vieillissants et qu’il est peut-être temps de s’abandonner à leurs réels sentiments plutôt qu’à leur orgueil. Ça fait naître en eux un nouvel appel."

On le sait, tout cela se terminera par une danse endiablée, dans la plus bruyante harmonie. On peut se préparer à une vraie fête, avec une distribution de 14 acteurs qui comporte, outre ceux qu’on a déjà mentionnés, Robert Lalonde, Yves Amyot, Éric Robidoux, Milène Leclerc, Véronique Rodrigue, Olivier Aubin, Frédéric Paquet, Dany Boudreaut et Simon Fréchette-Daoust.