Alexis Martin et Daniel Brière : Au pays des mots gelés
Scène

Alexis Martin et Daniel Brière : Au pays des mots gelés

Pour se réapproprier notre histoire, un territoire quasi inexploré au théâtre, Alexis Martin et Daniel Brière racontent l’Invention du chauffage central en Nouvelle-France, ou l’aventure du froid en Amérique française.

Quand Jean-Pierre Ronfard est arrivé au Québec en 1960, il a été frappé par le fait que l’histoire québécoise était presque occultée, raconte Alexis Martin. "On n’a jamais fait de film ni de pièce de théâtre sur Champlain, d’Iberville, ni sur la conquête des plaines d’Abraham. Est-ce le lot des peuples vaincus?" s’interroge Martin, qui a eu l’idée d’écrire une saga historique sur l’Amérique française avec Ronfard il y a dix ans. "C’est un spectacle d’envergure avec 9 acteurs et 60 personnages!"

Après avoir exploré l’histoire occidentale (Hitler et Transit-section no 20), le NTE se tourne vers les hommes d’ici, figures mythiques et gens ordinaires, depuis la fondation de Québec (1608) jusqu’à la crise du verglas (1998). Pourquoi cette date? "Parce qu’au-delà de l’histoire, le thème de la pièce, c’est le froid qu’on a aussi occulté", explique Daniel Brière qui met en scène la trilogie. "Au Québec, on ne parle ni de l’histoire ni du froid, et pourtant, c’est déterminant pour notre identité. La crise du verglas est un moment unique où tout s’est figé, où le temps s’est arrêté. L’hiver nous a rattrapés."

Allégorie nordique

"On dit qu’il y a un pays où le froid est si grand que toutes les paroles s’y gèlent, et quand le printemps s’approche, ces paroles venant à dégeler, on entend quasi en un moment tout ce qui s’est dit pendant l’hiver." Voyant dans ce passage tiré des Relations des Jésuites une métaphore de l’identité québécoise aux contours flous, qui attend le dégel, Martin a choisi d’articuler sa pièce autour de l’allégorie du froid et du "pays des mots gelés". "C’est un thème très vaste qui nous permet aussi d’aller dans le froid du coeur, de l’âme, de nos relations avec les Amérindiens qui se sont refroidies", explique l’auteur qui donne une belle part aux Premières Nations et fait entendre leurs langues. "On montre aussi sur scène l’adaptation au froid, la survie, poursuit Brière. On a construit une cabane sur scène et on joue avec les contrastes du chaud (le poêle qui rassemble) et du froid (les tempêtes de neige). C’est un spectacle ambitieux avec une scénographie complexe."

Il faut savoir que si le premier spectacle s’articule autour du froid, le second parlera des rivières (Les chemins qui marchent), et le troisième, de l’alimentation (Le pain et le vin). Sans être didactique, le projet renoue avec notre mythologie dans le mélange sérieux et humoristique qui fait la signature du NTE. "On convoque des figures historiques comme Champlain et Miron, mais on se permet des libertés, affirme Martin. Je ne voulais pas faire une histoire monumentale de dates et de traités comme dans les manuels scolaires. C’est une histoire axée sur le quotidien, les faits de vie, et ça reste un jeu de théâtre." Se côtoient donc une famille qui fait des manteaux d’hiver, une autre qui fabrique des fournaises, mais aussi le père Lejeune et un sorcier montagnais, qui confrontent les fables chrétienne et amérindienne. À voir la bibliographie des lectures qui ont nourri cette première escale en Nouvelle-France (des Jésuites à Albert Memmi, en passant par un livre sur Le chauffage domestique au Canada), on imagine déjà l’esprit éclaté, mais aussi poétique (un choeur de femmes chante le vent), un retour aux racines et aux légendes d’antan. Souhaitons que cette fable sur notre pays de glace redonne le goût de l’histoire. Tant de récits attendent d’être racontés.