Le Grand Cahier : Jeux d'enfants
Scène

Le Grand Cahier : Jeux d’enfants

Dans les mains de la metteure en scène Catherine Vidal et des comédiens Olivier Morin et Renaud Lacelle-Bourdon, le célèbre roman Le Grand Cahier, d’Agota Kristof, devient un jeu théâtral cruel, aux règles implacables, teinté d’humour  noir.

Le Grand Cahier

, oeuvre maintes fois célébrée, est tombé dans l’oeil de Catherine Vidal à l’adolescence. Un roman dur, dans lequel des jumeaux abandonnés par leur mère en temps de guerre et laissés aux terribles soins de leur irascible grand-mère entreprennent une série d’exercices d’endurcissement du corps et de l’esprit. "Nous ne voulons plus rougir ni trembler, nous voulons nous habituer aux injures, aux mots qui blessent", écrivent-ils dans le grand cahier dans lequel ils répertorient et racontent leurs exercices. Un processus qui les déshumanisera peu à peu mais leur permettra de survivre à la pauvreté, au froid, aux relations cruelles du monde totalitaire qui les entoure, au moyen d’une recherche absolue d’objectivité et d’insensibilité.

"Je pense, dit Vidal, que dans un contexte de survie, alors que prime la loi du plus fort, le viol et les autres atrocités deviennent effectivement moins balisés; il n’y a plus de lois et il n’existe plus aucun mécanisme de correction, de censure ou de rectitude." Ce à quoi Olivier Morin ajoute: "La sexualité n’est plus régie par les mêmes règles sociales, ce qui explique, par exemple, la scène controversée où les jumeaux observent sans broncher leur voisine avoir un rapport sexuel avec un chien. La moralité devient une zone extrêmement floue, et je pense que le roman de Kristof montre ça avec grande intelligence."

Renaud Lacelle-Bourdon, lui, dirait que les jumeaux ne sont pas aussi "insensibles" qu’ils en ont l’air. "Je pense que malgré tout, nos personnages doivent rester très vrais, ils doivent être sensibles sous leur carapace d’endurcis. Il y a chez eux une réelle douceur. Comme ils ont été nettoyés de trop de sentimentalisme, ils sont capables d’empathie sans que ça ne les dévaste et ne les bouleverse."

Narrations enchevêtrées

Pour Vidal et ses comparses, Le Grand Cahier est devenu un terrain de jeu particulièrement inspirant. La rédaction du cahier se transforme chez eux en occupation par les jumeaux d’un espace théâtral mouvant et adaptable. "Je me rends compte que j’aime bien mettre en scène la mise en scène, analyse Vidal. Je m’imagine que les jumeaux s’amusent avec la structure d’un show de théâtre comme ils s’appliqueraient à rédiger les moments-clés de leur vie dans le Grand Cahier."

Ainsi, les jumeaux sont tour à tour narrateurs impliqués, conteurs portant un regard extérieur sur eux-mêmes et acteurs jouant tous les personnages à la fois. Dans ces allers-retours-là perce aussi l’humour noir d’Agota Kristof, qu’Olivier Morin décrit en termes fort éloquents: "Les jumeaux ont un regard impitoyable sur le monde qui les entoure, et le roman penche souvent du côté de la "farce cruelle". Dans notre vision, le fait qu’ils soient capables de jouer des trucs atroces en restant désinvoltes, de niaiser avec ça, de narguer une figure d’autorité en l’interprétant, ça fait partie du processus de javellisation de leurs sentiments."