Les bonnes : Prison dorée
Scène

Les bonnes : Prison dorée

Dirigeant avec maestria ses actrices, Marc Béland met en scène Les bonnes de Genet dans une sobre lecture de ce huis clos étouffant et pervers.

Dans un appartement surchargé de fleurs et de lourdes tentures, une domestique subit l’insupportable manège capricieux de Madame sa maîtresse qui se lamente en complaintes éplorées, feignant les grands drames que sa vie de bourgeoise alanguie dans son confort et sa torpeur lui interdit. Mais ce manège en cache un autre. Au moment où la bonne s’apprête à trancher la gorge de son ignoble patronne, une sonnerie ramène les deux servantes à la réalité, révélant leur jeu, fantasme du meurtre dirigé contre la patronne qui traite ses subalternes comme du bétail. Reprenant leur vrai visage, Solange et Claire n’abandonnent pourtant pas la haine crasse et les jeux sadiques de leur petit théâtre dont Madame ne détient pas le monopole. Les dominées s’avèrent aussi vicieuses et violentes que leur supérieure, se renvoyant l’une l’autre le dégoût qu’elles ont de leur condition en un miroir qui les condamne à une fin tragique.

Incarnées par Markita Boies et Lise Roy, au sommet de leur art, plus âgées que les bonnes qu’on a l’habitude de voir, ces femmes cruelles et hagardes qui ont fomenté l’arrestation de Monsieur, enviant et détestant en même temps la condition de celle qu’elles veulent éliminer, portent avec puissance l’abominable fardeau d’une vie de soumission les ayant rendues folles. Le travestissement est vécu ici de l’intérieur, comme une violente dépossession de soi, l’âge ajoutant aux notes tragiques une profonde amertume. Louise Turcot compose une perverse bourgeoise manipulatrice qui empoisonne par sa bonté hypocrite, odieuse, mais moins terrifiante que ses servantes parce que plus prévisible dans sa méchanceté dissimulée.

Bien que le destin funeste de ces bonnes détruites par la domination sociale résonne encore aux oreilles des contemporains, la charge provocatrice de la pièce s’amoindrit avec le temps. La force de frappe de cette lecture très classique des Bonnes tient moins à la vision de Genet sur la mobilité sociale et la lutte des classes qu’à l’ambiguïté psychologique de ces femmes au malaise identitaire tel qu’elles se détruisent elles-mêmes. L’intrigue bourgeoise et la langue riche, poétique et exaltée paraissent un peu démodées, très cinéma français d’après-guerre, mais le coeur de ce drame où les mensonges sociaux pèsent et emprisonnent est le point d’ancrage d’une mise en scène concentrée sur la densité du texte et la justesse du jeu des trois grandes actrices. Béland a déployé l’exaspération d’un monde bourgeois aux références surannées, un théâtre de faux-semblants, de fourrures et de bijoux contre lequel s’élève le cri du grand délinquant du théâtre français, rebelle d’une autre époque que cette lecture honore sans en renouveler le discours.