Denis Bernard / Ce moment-là : Territoire familial miné
Scène

Denis Bernard / Ce moment-là : Territoire familial miné

Denis Bernard porte à la scène Ce moment-là, de l’Irlandaise Deirdre Kinahan, une réunion de famille qui éclate quand le fils débarque, 15 ans après avoir commis l’irréparable.

Inspirée d’un fait divers, une histoire sordide que tout le monde a suivie en Irlande au sujet d’un crime que le metteur en scène préfère taire, pour préserver le suspense, la pièce Ce moment-là braque les projecteurs sur une famille en apparence normale, mais qui révélera sous son vernis les cicatrices encore saillantes d’un traumatisme intime. "L’auteure a imaginé le gars (Patrick Hivon) qui revient après avoir subi le tribunal jeunesse, l’incarcération dans une maison de détention pour jeunes et fait tous les programmes de réinsertion sociale possibles et imaginables que la société a mis en place, raconte Bernard. Il est devenu un peintre célèbre et a marié sa belle galeriste (Christine Beaulieu). Il nage dans le parfait bonheur et sa femme veut rencontrer sa famille à Dublin. Sur le thème de la résilience, on assiste surtout à la rencontre avec une famille brisée."

Pour nous approcher de ce drame, une pièce marquante du parcours prolifique de Deirdre Kinahan, traduite par Maryse Warda, Bernard a composé une famille pigmentée dans laquelle on peut reconnaître les nôtres. Sept personnes sont assises à table, plus deux places vacantes pour représenter les absents (le père et une autre disparue, à qui Sophie Cadieux prête sa voix). Chacun a réagi différemment au traumatisme, déchiré entre le pardon et l’impossible effacement du passé. Il y a la soeur incapable d’entrer en relation (Émilie Bibeau), celle qui prend tout en main et se démène sans cesse (Alice Pascual), la mère qui se mélange dans ses pilules (Louise Laparé). "On a d’ailleurs vécu la même chose en travaillant sur l’oeuvre, confie Bernard. On est constamment tiraillés entre notre bonne volonté et notre mauvaise foi. Comme témoin à distance, c’est facile d’avoir des opinions et des déclarations à l’emporte-pièce, de dire que tout le monde a droit à une chance, mais quand c’est ton frère ou ton fils, ça devient un autre discours, parce que c’est ta famille, ta cellule première."

Observé de l’intérieur, l’effet du crime sur les proches construit un décapant portrait de famille, cette "cellule dont on ne peut se dissocier", précise Bernard, qui a choisi une mise en scène réaliste mais pas naturaliste, pour sortir de la petite cuisine. Il insiste sur la richesse de ce texte dur et sombre, mais drôle aussi, qui dissèque avec maîtrise les relations familiales et leurs dynamiques parfois destructrices. "Il y a de bons punchs et les rires sont souvent des soupapes à la tension manifeste. Avec les dialogues simultanés et les chevauchements de répliques, ça crée un maelstrom où chacun a l’air de protéger quelque chose tout en ayant l’air super à l’aise, très sociable, jusqu’à l’éclatement. Après le deuxième acte, les enjeux sont ouverts et on les voit patauger et se démerder là-dedans. C’est jouissif à voir."

Denis Bernard et le Théâtre de la Manufacture ont mis la table pour une lutte amour-haine qui ne devrait pas nous laisser froids.

Du 2 octobre au 10 novembre
Au Théâtre La Licorne