Frankenstein : Mon Dieu, qu'avons-nous fait?
Scène

Frankenstein : Mon Dieu, qu’avons-nous fait?

Tout le monde connaît l’histoire de Frankenstein, que Jean Leclerc prépare pour les planches du Trident. Mais peut-être pas tant que ça, en fait.

On aurait envie de dire le mythe vieux comme le monde: rien de nouveau dans ce récit du docteur et de sa création. C’est pourtant à la faveur d’une réécriture complète, celle du dramaturge britannique Nick Dear, que Jean Leclerc a tenu à le ramener à l’avant-plan: «Le nouveau texte donne la parole à la créature, ce qu’on ne voit jamais. La créature, telle que proposée au cinéma ou dans d’autres formes, est toujours une espèce de bibitte avec des bolts dans le cou, qu’elle parle ou non. Tout à coup, on va entendre son point de vue: ça devient éminemment intéressant.»

 

La science

Sous-titré Le Prométhée moderne, le roman de Mary Shelley – écrit alors qu’elle avait 18 ans, sous l’influence de la drogue – interroge bien sûr le mouvement de la science, Victor Frankenstein incarnant cet homme qui joue à Dieu, ouvrant une boîte de Pandore qui a de quoi faire réfléchir notre 21e siècle épris de recherche tous azimuts, encore plus sans doute que le précédent. «Les inventeurs de la bombe atomique étaient extraordinairement fiers de ce qu’ils avaient fait, rappelle Leclerc; il est pourtant rapporté que le chef de l’équipe qui a construit la bombe, exactement quatre secondes après qu’elle eut éclaté à Hiroshima, a dit: "Mon Dieu, qu’est-ce qu’on a fait…"»

Mais nul besoin de remonter dans le temps: autour de nous, la science, génétique en tête, produit chaque jour des avancées plus engageantes, sorte de force folle qui progresse sans nous, sans que qui que ce soit ne semble s’être interrogé sur la chose à faire. Le docteur Frankenstein est bourré de bonnes intentions, c’est entendu: «Il veut remettre quelque chose à l’humanité; il veut enrayer les infections et les maladies. Mais quand il découvre que cette chose qu’il a créée vit, il n’en prend pas soin, il se sauve et ça lui fait peur; il l’abandonne. Il aurait pu prendre soin de sa créature, ç’aurait été extraordinaire, mais il ne le fait pas.»

Du questionnement sur la science, on bascule dans l’altérité. Si les interrogations de la pièce sur la technè ont de quoi rejoindre nos préoccupations, l’illustration qu’elle fait de la responsabilité parentale est pour sa part d’une actualité qu’on ne sent pas le besoin de rappeler.

 

La pièce bien connue…

Sur cette histoire qu’on a tous l’impression de déjà connaître, Leclerc en rajoute, formel: ce ne sera pas ce qu’on pense que ce sera. Exit le monstre de huit pieds et la facture visuelle alimentée par l’imaginaire cinéma: «C’est une créature que Victor Frankenstein a faite à son image, ils se ressemblent. L’un et l’autre portent en eux la notion du bien et du mal, et les deux font et le bien, et le mal.»

Interpréter Victor Frankenstein ou sa créature, rappelle Leclerc, lui-même comédien avec une solide carrière menée principalement au sud de la frontière, constitue un défi. Pour pousser plus loin son désir de raconter une histoire d’humains plutôt que de monstres, il n’a toutefois pas hésité à offrir à ses deux comédiens principaux, Étienne Pilon de Montréal et Christian Michaud de Québec, de pousser eux aussi un peu plus loin, comme l’avait fait Danny Boyle dans la création de la pièce au National Theatre de Londres, en 2011: «Ils changent de rôle chaque soir, et ça devient un tour de force absolument exceptionnel, expose Leclerc avec une voix vibrante: parce que ce sont deux interprétations différentes, chacun fait sa créature et chacun fait son docteur Frankenstein. La beauté de la chose, c’est qu’on peut se dire qu’on prend chacun d’eux parfois pour la créature, parfois pour Victor…»

Sensible, donc, la pièce promet aussi de poser la question du bien et du mal, à une époque qui, éprise de comment mais peu de pourquoi, semble se la poser de moins en moins. Qui semble même considérer de moins en moins la possibilité de se la poser.