Frédéric Dubois et Benoît McGinnis / Le roi se meurt : Tout ce qui meurt
Scène

Frédéric Dubois et Benoît McGinnis / Le roi se meurt : Tout ce qui meurt

Frédéric Dubois est un grand amoureux d’Ionesco. Il a mis en scène pratiquement toutes ses pièces, mais se mesure pour la première fois à celle que plusieurs considèrent comme sa plus achevée, Le roi se meurt. Et parce qu’il aime faire les choses à contre-courant, il a choisi Benoît McGinnis pour incarner le roi mourant. L’agonie à 34 ans ou l’art d’apprendre à mourir.

Pour conjurer sa propre peur de la mort, alors qu’il tombe malade en 1962, Ionesco écrit une tragicomédie sur l’insoutenable finitude de l’homme et sur le voile d’incompréhension qui s’est abattu sur elle avec la modernité. Frédéric Dubois et Benoît McGinnis, dans la mi-trentaine, sont tous deux traversés par des angoisses de mort. D’emblée, le metteur en scène a voulu explorer ce regard de la jeunesse sur la fin, parce qu’elle n’est pas à l’abri du fléau qui attaque le roi Bérenger 1er, qui refuse d’abord d’accepter la sienne. «Le roi se meurt est, selon moi, la plus grande pièce d’Ionesco, affirme Dubois. Elle détonne de ses autres textes en trouvant son absurde dans quelque chose de très concret, mais je voulais parler de ce qui me touche moi, et non pas d’un homme de 80 ans qui meurt. Je regarde les gens de ma génération qui élèvent leurs enfants et achètent des maisons comme leurs parents, qui suivent un modèle qu’on veut leur vendre, et je trouve qu’il y a quelque chose qui meurt là-dedans, une sorte d’endormissement.»

En plaçant un jeune acteur dans la peau du roi Bérenger qui refuse d’accepter que son règne achève, puis se soumet à l’inéluctable fatalité, Dubois parle d’une génération qui s’éteint avant de vieillir sans rien toucher au texte. «La mort est symbolique, rappelle-t-il. Que ce soit la mort du corps, de l’esprit ou des idées, ça va toujours se dire avec ce discours-là. C’est de cette manière-là que ça va s’arrêter.» Benoît McGinnis ne voit d’ailleurs aucune contradiction à incarner le célèbre monarque, persuadé que d’apprivoiser la mort est un combat de tout âge, le combat d’une vie. «Pour moi, de l’intérieur, le parcours de ce roi qui court vers la mort, qui nomme la peur, l’angoisse, la résistance, puis l’acceptation, l’abandon et le lâcher-prise, est pratiquement le même que si j’étais vieux, confie l’acteur. Moi, à 34 ans, j’en reviendrais pas de mourir tout de suite avec le sentiment de n’avoir rien accompli, mais je suis sûr qu’à 75 ans, on se dit aussi que tout reste à faire.»

Jouant sur l’écart créé par l’arrivée d’un condamné à mort riant au nez de la Faucheuse avec l’arrogance que sa jeunesse lui octroie, Dubois prend le parti de parler de tout ce qui meurt, même dans la fleur de l’âge, inscrivant la pièce dans une réflexion plus large sur le temps. «Son jeune âge me permet d’écrire dans son corps un cycle de temps plus long, qu’on ne peut pas créer avec un acteur de 85 ans. Ça devient plus grave, parce qu’on voit la chose se dégrader.» La pièce, rappelle-t-il, est inspirée d’un livre bouddhiste qui invite à nous délester des poids qui nous retiennent. «C’est la mort de tous les jours. On est toujours en train de mourir», précise-t-il. «On passe notre vie à essayer de se remettre à zéro et on se retrouve quand même à la fin de notre vie avec tout ce qu’on a traîné avec soi», ajoute McGinnis, qui reconnaît chez son personnage la force de nommer cette peur-là.

De l’intimité à la politique

La pièce transmet l’angoisse de l’homme moderne devant la destruction massive et aveugle de la vie, traumatisme hérité de l’après-guerre qui a fortement marqué la dramaturgie d’Ionesco. Dubois a choisi de rapatrier dans le présent cette difficile acceptation de la mort dans un monde désacralisé. L’action se passe dans l’ici-maintenant qui fait vivre la mort du roi en direct, dans une société guettée par de nouvelles formes de disparition. Le roi qui refuse d’admettre que son royaume tombe en ruine, ce monde qu’il ne contrôle pas, renvoie à l’indifférence et la dénégation de certains face aux désastres planétaires. «C’est vraiment visionnaire chez Ionesco, affirme Dubois. Les hommes ont toujours décrit l’apocalypse, mais ça prend un tout autre sens si on l’applique à l’idée de l’écologie et du capitalisme à outrance. Notre guerre à nous, qui est en train de nous tuer dans les tranchées, c’est le capitalisme qui produit sa propre angoisse et nous dit que pour la soigner, il faut consommer. On est pris dans cette roue-là, comme Bérenger qui repousse toujours sa mort.»

D’une construction mathématique, Le roi se meurt joue sur plusieurs niveaux pour dire le monde dépourvu de sens et l’existence absurde. «Il y a tout un monde politique décrit dans la pièce, explique McGinnis. Bérenger se fait reprocher d’avoir mal géré ses affaires, d’être centré sur lui-même. Il y a quelque chose qui est hors du contrôle humain, mais il y a aussi un questionnement sur l’implication politique qui a des échos intéressants.»

Tous les personnages sont touchés par la mort du roi, que ce soit de manière pragmatique chez le médecin (Patrice Dubois), stoïque et raisonnable chez la reine Marguerite (Isabelle Vincent). Que ce soit la résistance que lui oppose la reine Marie (Violette Chauveau) ou l’appel du peuple de Juliette (Kathleen Fortin), chacun se trouve atteint par le déclin royal, sauf le Garde, désintéressé, que Dubois a choisi d’incarner par un enfant soldat (Émilien Néron), poussant plus loin encore l’idée de mêler les générations dans ce voyage universel vers un apprivoisement de la mort complexifié par l’absence de religion.

Le roi se meurt dit ce vide abyssal et vertigineux qui s’est ouvert devant l’homme sans Dieu, qui doit comprendre sa disparition dans un monde étrange et sans direction, avec une rhétorique implacable et calculée qui renvoie à une réalité incalculable. L’acteur avoue avoir eu de la difficulté à se mettre le texte en bouche, à l’instar de ses coéquipiers. «Ionesco a sa rhétorique, sa logique, et il faut les trouver, comme une musique, affirme Dubois. C’est une vraie joute argumentaire.» Et comme la marche progressive de Bérenger vers la mort, du refus incompréhensible jusqu’à l’acceptation, les acteurs ont aussi marché pour apprivoiser cette partition complexe, composée par un mortel effrayé de sa propre condition et qui le dit avec une inouïe lucidité.