Mani Soleymanlou et Emmanuel Schwartz : La poursuite de l'écartèlement
Scène

Mani Soleymanlou et Emmanuel Schwartz : La poursuite de l’écartèlement

Ce n’est pas le débat sur la Charte des valeurs qui motive les comédiens Mani Soleymanlou et Emmanuel Schwartz à réfléchir aux croisements culturels et identitaires qui les définissent. Mais leur spectacle Deux fournira un regard artistique sur ces enjeux explosifs.

Deux commence là où Un s’est terminé. Dans le spectacle solo vu la saison dernière, Mani Soleymanlou réfléchissait à son écartèlement identitaire. Né en Iran, atterri très jeune à Paris puis à Toronto, aujourd’hui Montréalais mais pas nécessairement pleinement Québécois, le comédien finissait par déclarer son plaisir d’être dans la position mitoyenne, en quelque sorte heureux d’avoir le cul entre deux chaises, pour la «richesse d’être habité par différentes cultures et de les faire dialoguer».

L’illusion fut de courte durée. Inlassablement, en continuant d’en discuter, notamment avec des réfugiés arabes vivant en France et qui se sont déplacés pour voir son spectacle à Paris, Mani Soleymanlou a recommencé à douter. C’est là qu’arrive Emmanuel Schwartz, avec qui il déconstruit et reconstitue les éléments du premier spectacle dans le désordre, histoire de confronter sa confusion identitaire à celle de l’autre. «Manu, à mes yeux, est une incarnation parfaite de Montréal. Né de père anglophone et de mère francophone, il a vécu toute sa vie au cœur des fractures identitaires québécoises. Lui et moi sommes proches à travers une proximité que nous permet l’anglais: on se parle parfois en anglais; je n’ai pas beaucoup d’amis avec qui je fais encore ça.»

«Au début, explique Schwartz, on a voulu incarner les archétypes de l’immigrant et du Québécois de souche. Mais on n’y arrive pas, car Mani et moi on se rejoint avant tout dans notre confusion. Suis-je Québécois ou Canadien? Suis-je Américain, suis-je citoyen du monde? Suis-je francophone, suis-je anglophone? Dans ma famille, les fractions entre souverainistes et fédéralistes sont constantes, je vis un sentiment d’écartèlement par rapport à ça depuis toujours, jusqu’à avoir l’impression de disparaître dans ce questionnement. Je représente en tout cas le pôle de celui qui cherche son combat identitaire. C’est tout aussi vertigineux que la position de l’immigrant qui se sent décalé par rapport à l’identité majoritaire.»

Le Québec devant l’altérité

«Le débat sur la Charte montre bien que quelque chose coince dans le rapport des Québécois avec l’altérité, analyse Soleymanlou. C’est très sain de faire ce débat. Notre questionnement est plus large que la question de la laïcité, mais la Charte est inévitablement nommée, dans une scène où on pastiche une sorte de Radio X immigrante.» Pas de doute, les réflexions de Mani et Emmanuel les portent vers la zone trouble dévoilée par le débat actuel, dans le même malaise, les mêmes incertitudes, la même confusion entre la quête de laïcité et le désir de respecter les différences culturelles, entre dialogue et affirmation franche de soi.

La chose est encore plus complexe pour le Québécois qui voyage à l’étranger, pensent les deux créateurs. «Quand je parle à des Iraniens vivant à Paris, dit Mani, je vis une sorte de complexe d’imposture par rapport à eux, je me demande si j’ai une légitimité de parole à ce sujet. Paradoxalement, au Québec, j’ai parfois l’impression que j’ai une mission en tant que "Super-Immigrant", un statut qui me donne une autorité de parole que j’assume à moitié. C’est très compliqué.»

On aura compris qu’il y aura plus de questions que de réponses dans cette pièce construite à quatre mains. Et c’est plutôt bon signe.