Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël : La bosse des maths
Scène

Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël : La bosse des maths

Ce texte de Michael Mackenzie, dont les Québécois francophones ont trop longtemps ignoré le génie (merci au Théâtre d’Aujourd’hui d’y remédier), est un morceau de bravoure qui ne pouvait être révélé sur scène que par un habile défricheur dramaturgique. Marc Beaupré, en compagnie des virtuoses acteurs que sont Luc Picard et Sophie Desmarais, a mis toute son intelligence au service de cette œuvre vertigineuse sur la finance et le déclin.

Mackenzie est surtout connu pour ses films, The baronness and the pig et Adam’s wall. C’est pourtant un homme de théâtre, fidèle collaborateur de Robert Lepage, et un auteur dramatique déjà admiré de ses compatriotes anglophones. Hors, comme le milieu théâtral montréalais est encore bien divisé entre les chapelles anglos et francos, son écriture n’était pas encore parvenue aux oreilles des spectateurs francophones. Honte à nous: ce texte de Mackenzie est d’une épatante rigueur intellectuelle et d’une construction formelle implacable.

Jason (Luc Picard) est en plein affolement. Nous sommes à l’orée de la crise financière de 2008, en pleine nuit, et ce requin de la finance ne sait plus comment faire pour garder le contrôle sur ses investissements. Quand surgit Cass (Sophie Desmarais), son employée muette, surdouée des maths, de retour d’un congé forcé après avoir vécu des événements troubles, il est invité à plonger dans son passé et à renouer avec ses anciennes ambitions humanistes. La déconfiture sera totale lorsqu’il comprendra que bon nombre de ses transactions ont mené à l’enrôlement d’enfants-soldats (une révélation amenée très doucement, à travers un enchâssement vertigineux de considérations mathématiques). Il sera aussi remué par des éléments intimes que je me garde de vous dévoiler ici. À travers la confrontation, Cass va conquérir en elle-même une sensibilité qu’elle n’a jamais réussi à entrevoir, à coups de métaphores et de références aux penseurs grecs. Se croisent ainsi, dans un habile chevauchement, un regard inquiet sur les dérives de la finance, un constat de la détresse humaine qu’elle engendre et un appel à préserver le savoir humaniste. 

Comme dans les meilleurs textes de Larry Tremblay (Le Ventriloque, Abraham Lincoln va au théâtre) ou de John Mighton (Possible worlds), le texte emboîte les récits dans une sorte de casse-tête au sein duquel se rencontrent des enjeux éthiques, moraux et psychologiques, et qui aboutira à de surprenantes révélations. C’est un thriller, comme l’a répété le metteur en scène Marc Beaupré, mais c’est bien davantage une pièce sur la place de l’homme dans un monde régi par une machine capitaliste qui dévore tout.  Parce qu’elle est d’une densité affolante, cette pièce commande au metteur en scène une certaine retenue: il faut se mettre au service de sa déferlante verbale sans trop en ajouter, en menant les acteurs vers un travail de précision quasi-mathématique. Mission accomplie. Beaupré est pourtant connu pour sa déconstruction de grands textes du répertoire, à travers une approche fragmentaire et intertextuelle (dans Caligula remix et Dom_juan_Uncensored). Preuve de son intelligence dramatique, il a su assagir son approche pour l’arrimer à l’écriture de Mackenzie.

Il réussit toutefois à accompagner sa direction d’acteurs d’un certain travail conceptuel, par le biais d’une scénographie mobile (Simon Guilbault) qui évoque, par la construction progressive de l’environnement scénique, la reconstruction de soi du personnage de Cass dans un monde financier en pleine apocalypse (lequel est représenté par la scène presque vide au début du spectacle).

Plus que tout, la palme revient aux acteurs. Ils portent avec superbe ce texte rythmé, traversé de fulgurances et en grande partie régi par le vocabulaire souvent abstrait de la haute finance. Un jeu d’acteur parfaitement campé entre l’intellect et l’émotion.