Les oiseaux mécaniques : Le beau chaos du monde
Scène

Les oiseaux mécaniques : Le beau chaos du monde

Jouissive déconstruction musico-théâtrale de la 9e symphonie de Beethoven, à travers laquelle se déploie une puissante réflexion sur l’aliénation et sur la réappropriation, Les oiseaux mécaniques est un objet scénique singulier et foisonnant. Une démarche précieuse et rare sur nos scènes.

Je me confesse coupable: je n’ai pas vu la précédente création du Bureau de l’APA, La jeune fille et la mort, qui avait fait grand bruit à Québec et à Montréal l’an dernier. Ainsi, malgré la rumeur favorable qui est parvenue jusqu’à moi, je n’avais pas bien mesuré l’importance du travail de cette compagnie, qui est tout à fait unique dans notre paysage scénique et qui mérite une attention soutenue. Intelligente et délicieusement postmoderne, la démarche de Simon Drouin et Laurence Brunelle-Côté est majeure. Mea culpa. À compter de maintenant je ne les rate plus.

La scène est jonchée d’instruments de musique, d’arbustes, de tables tournantes, de chaises empilées, d’écrans et de chariots: un fouillis indescriptible, qui sera maintes fois recomposé au fil de ce spectacle en constante mouvance. Les premières notes se font entendre: ce sera un détournement de la 9e symphonie de Beethoven, une variation décalée de l’œuvre canonique, qui puise autant dans la musique que dans le verbe et l’image. Souvent irrespectueuse, parfois admirative de l’œuvre originale, la pièce en calque surtout la structure en quatre mouvements, qui prennent chaque fois des proportions exceptionnelles et inattendues. Il y aura mise à mort de chanteuses prétendant s’appeler Caroline. Il y aura interruptions de l’action par un critique invité à commenter la création en direct (Alain-Martin Richard, qui est véritablement critique de théâtre pour la revue Jeu). Il y aura des corps filmés, des corps dansants, des corps se dénudant avant d’enfiler des robes noires et d’embrasser la confusion des genres. Il y aura peinture noire sur des visages impassibles. Et plus encore. Chaque fois, les gestes se répètent dans des séries aliénantes, de plus en plus solubles dans la multitude des actions scéniques. Chaque fois, le sens se perd ou se démultiplie dans une musique lancinante.

Inutile de tenter de décrire davantage ce foisonnement postdramatique. Mais comme l’était la 9e symphonie aux oreilles de son temps, cette pièce est un bordel contrôlé, un chaos sublime qui réjouira les spectateurs autant qu’il les déroutera. Comme chez Beethoven, qui s’inspirait de l’Hymne à la joie de Schiller dans son quatrième mouvement, le chaos et l’aliénation sont toujours juxtaposés à la libération, au désir d’affranchissement, à un climat de folle liberté.

De cette accumulation scénique émerge d’abord un questionnement sur l’individu pensant: sommes-nous encore habilités à réfléchir par nous-mêmes quand la musique de nos vies est dictée par l’extérieur? Quand le monde est saturé et que nous n’y trouvons plus de place? À travers la métaphore de la serinette, qui était utilisé pendant la Renaissance pour apprendre aux oiseaux des mélodies qui ne leur étaient pas naturelles, le spectacle pose la question du conformisme ambiant et des valeurs que l’on fait siennes par stricte obéissance aux diktats sociaux et spirituels. La pièce traque la notion de libre arbitre et cherche en l’humain un restant d’autorité sur lui-même. Peut-être en vain.

Remettre en question un chef d’œuvre comme la 9e symphonie provoque aussi un questionnement sur le bon goût, sur les choses qui nous sont imposées par le sens commun, par l’élite, par l’histoire, par les puissants. Doit-on s’y soumettre, est-il obligatoire de s’y conformer?

Se déploie aussi par là une réflexion sur notre rapport changeant à l’art et au savoir, sur l’impossibilité de l’universel et l’impossibilité de réduire le monde à des énoncés à sens unique. Après tout, on transforme une œuvre dès qu’on en prend connaissance et chaque individu la fait sienne. De cette réalité nous sommes désormais plus conscients que jamais, dans un monde où toutes les utopies collectives ont échoué. Peut-on alors aspirer à un véritable sens commun, à une véritable harmonie? En privilégiant une multitude de formes et en proposant de si nombreuses interprétations de l’œuvre de Beethoven, ce spectacle réaffirme qu’il n’est pas possible d’aspirer à une universalité du savoir et que, peut-être, ce ne serait pas souhaitable, voire qu’une telle recherche de sens commun serait réductrice. C’est le rejet de l’humanisme radical, à la faveur du postmodernisme. Le spectacle propose du moins une très fertile mise en perspective de ces deux visions du monde.

Je ne saurais trop vous conseiller d’aller vous frotter par vous-mêmes à ce spectacle hautement stimulant.