Eden Motel : La dérive du continent
Scène

Eden Motel : La dérive du continent

Le nouveau spectacle de Philippe Ducros, premier volet d’un diptyque adapté de son roman-fleuve (à paraître), est une aventure ambitieuse et démesurée qui se déploie pour l’instant de manière inégale et parfois échevelée, malgré un riche propos. Une affaire à suivre.

Après L’Affiche et La porte du non-retour, deux œuvres indignées posant sur les conflits du monde un regard inquiet, informé et nuancé, Philippe Ducros revient à la maison en s’intéressant dans Eden Motel à une Amérique décrépite et décharnée qui, paradoxalement, continue d’attiser l’espoir des migrants et de faire briller à sa surface les promesses du rêve américain. Fresque à plusieurs personnages qui se croisent dans le hall décati d’un motel de bord de route, la pièce tisse un monde dans lequel la détresse psychologique et sexuelle fait loi et où, à l’image d’un Québec surmédicamenté qui a vu son nombre de maladies mentales augmenter constamment en deux décennies, le recours aux drogues de toutes sortes est devenu la norme. Pendant ce temps, sur des cargos pas très loin de là, des réfugiés se meurent ou luttent contre la maladie avant d’entamer leur nouvelle vie en Amérique, où ils ne se doutent pas de ce qui les attend.

Si le propos sentencieux sur l’industrie pharmaceutique (mais plein de vérité) est asséné dans les quelques grands titres percutant le grand écran de fond de scène, statistiques à l’appui, il se déploie ensuite de manière inégale dans les intrigues entrecroisées. Moi, le personnage interprété à fleur de peau par François Bernier, est le caractère central autour duquel vont graviter les autres écorchés. Sa quête d’évasion dans les pilules et dans l’amour est mieux campée que celle de Paloma, la transsexuelle arborant un corps tout neuf (Dominique Quesnel) ou que celle des deux vieillards incarnés par Michel Mongeau, dont la solitude est mise en lumière sans la poésie et la profondeur avec lesquelles s’expriment Moi ou Wendy Windex (touchante Marie-Laurence Moreau).

Il est vrai qu’à force de vouloir ratisser trop large et d’aborder le thème à travers de trop nombreux personnages, la pièce manque de précision dans son propos et dans sa forme. Trop de personnages ne sont qu’esquissés et leur trajet manque de direction. C’est le cas du camionneur joué par Guillaume Cyr devant caméra. Le costaud gaillard joue aussi Caïn, un personnage moins univoque mais pas simple à suivre dans sa langue qui use de métaphores pour évoquer tout à la fois sa passion pour les voitures, les femmes et les stupéfiants. Tout cela se mélange sans trop de distinction, dans un certain manque de clarté: sa dépendance aux drogues apparaît d’ailleurs plaquée, artificielle, inattendue, pas en totale cohésion avec l’état d’esprit du personnage tel qu’on l’avait perçu dans les deux premiers tiers du spectacle.

Certes, ce foisonnement sème parfois la confusion et ne permet pas toujours d’approfondir le sujet, mais on y découvre tout de même un Philippe Ducros poétique et touchant dans les monologues introspectifs et dans les moments où perce l’espoir d’un amour réparateur. Artiste politisé dont le regard sur le monde s’appuie sur une riche documentation et sur un vécu consistant, il est visiblement désenchanté mais pas pour autant cynique. Tous ses personnages sont infiniment seuls au monde mais, même quand ils sont forcés de rencontrer l’autre dans une sexualité brutale, ils expriment leur besoin d’amour en mots fleuris et romantiques qui donnnent envie de croire à la possibilité d’une nouvelle communion des âmes. Et ce, même quand elle est motivée par l’égoïsme.

La mise en scène, frénétique, frappe dans le mille lorsqu’elle accentue, par des jeux de lumières de poursuite et des chansons fredonnées au micro, l’obsession du spectacle et l’image pompeuse dans laquelle se complaît une Amérique qui n’a pourtant pas de quoi pavoiser. Le spectacle se joue des codes de la télévision à heure de grande écoute et s’amuse du principe de show-must-go-on à tout prix, s’appuyant également sur une scénographie efficace de Max-Otto Fauteux (encore lui). Le personnage de mouette qui observe les humains de son regard surplombant et joue les animateurs de télé au ton artificiel (Sébastien Dodge), fait puissamment contraste avec la détresse de tous les personnages et leur manque d’amour. Une idée brillante, qui perd toutefois de sa force en deuxième moitié du spectacle, quand l’action se déplace vers les cargos et que le ton du spectacle est plus proprement dramatique (et parfois larmoyant).

Comme ponctuation à ce spectacle touffu, les acteurs se retrouvent régulièrement assis ensemble dans une position qui rappelle la thérapie de groupe et qui, de manière assez cohérente, évoque aussi l’idée de communauté qui continue d’être recherchée par ces personnages vivant une grande solitude. Une intelligente récurrence de la mise en scène.

Il aurait sans doute fallu à Ducros un peu plus de temps pour mener à bien cette colossale entreprise (notre système de production théâtral est cruel et condamne tout le monde à la modestie). Son spectacle est plein de promesses, même si elles ne sont pas toutes tenues. Il faudra aller voir la suite en 2014-2015 «dans un théâtre près de chez vous».