Yael Farber / Mies Julie : L'amour après l'apartheid
Scène

Yael Farber / Mies Julie : L’amour après l’apartheid

Applaudie partout dans le monde, la metteure en scène montréalaise d’origine sud-africaine Yael Farber est encore quasi inconnue chez nous. On rectifie le tir en discutant longuement avec elle de son adaptation percutante de Mademoiselle Julie, de Strindberg.

Il y a déjà dix ans que Yael Farber s’est installée dans le Mile-End pour y vivre un amour aujourd’hui rompu et pour donner à sa fille une maison doucereuse dans une ville qu’elle chérit, mais où, malgré l’adresse fixe, elle ne passe souvent qu’en coup de vent.

C’est que son théâtre, qui réinvente les classiques en les transposant dans la troublante situation de l’Afrique du Sud post-apartheid, est en grande demande un peu partout sur le globe, particulièrement à Londres où il enthousiasme les critiques du Guardian, mais aussi à New York et en Asie. À cause de cette vie de globe-trotter, ses liens avec le milieu théâtral montréalais sont quasi inexistants. Mais elle a dirigé pendant trois ans le programme anglophone de mise en scène de l’École nationale de théâtre et, grâce au flair de Michel Gagnon de la Place des Arts, on peut enfin voir son spectacle Mies Julie sur une scène montréalaise, quelques années après avoir été soufflés par Molora, sa puissante et très physique adaptation de L’Orestie d’Eschyle.

Il y a plusieurs raisons de s’enthousiasmer pour son travail, à commencer par l’acuité avec laquelle elle observe les textes du répertoire pour trouver dans leurs intrigues un territoire de réconciliation entre les deux peuples qui ont fracturé son pays et son identité.

«L’apartheid a inévitablement été le socle sur lequel toute ma personnalité s’est construite, dit-elle, même si j’étais du côté de l’oppresseur et peut-être particulièrement parce que j’étais malgré moi du côté de l’oppresseur. À partir d’un très jeune âge, j’ai été consciente des contraintes avec lesquelles devaient composer mes concitoyens. Ça m’a aussi donné une conscience aiguë de la portée politique de chacun de nos gestes. En tant que Blanche sud-africaine, je ne peux pas faire de théâtre de divertissement, parce que c’est le théâtre engagé qui, quand j’avais 15 ans, m’a raconté le pays dans lequel je vivais.»

Yael Farber aime les classiques, les grands textes qui racontent l’humain dans des mots universels et intemporels. Mais on comprend aisément, vu cette cicatrice laissée en elle par un pays déchiré, qu’elle rejette les mises en scène muséales et qu’elle cherche à faire dire à ces textes quelque chose d’urgent, de viscéral, mais aussi de profondément politique. «Le système de l’apartheid m’a forcé à entrer rapidement dans une pensée critique sur le monde. Car l’autre posture, l’immobilisme, est intenable: elle aide le pouvoir en place à continuer son exercice discriminatoire, elle le conforte dans ses actes.»

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Crédit: Murdo MacLeod

Sa version de Mademoiselle Julie, le classique de Strindberg racontant l’amour impossible entre une aristocrate et un valet, est transposée dans l’Afrique du Sud en 2014 et explore les relations de pouvoir et de désir entre une Blanche et un Noir qui, en plus d’être porteurs de tensions raciales issues d’une longue et douloureuse histoire nationale, ont été élevés par la même femme noire. Le personnage de Christine, amante de Jean dans le texte original, devient ici cette femme noire ayant prodigué amour et soins aux deux enfants. Elle représente aussi la mémoire du pays et l’étonnement ressenti par la vieille génération devant la jeune, celle qui a vécu une certaine réconciliation mais qui continue de porter les cicatrices du passé.

«L’histoire d’amour entre Jean et Julie échoue, dit Yael Farber, parce que ces deux personnages sont déterminés par des narrations héritées d’une longue histoire trouble. Ils ont grandi ensemble, ils sont d’étranges frères et sœurs tout autant que de troublants amoureux, vivant une relation compliquée, tissée de rapports de force très complexes. Jean cherche à retrouver la dignité par sa quête de pouvoir; Julie ne le laisse jamais récupérer entièrement le contrôle. Quand le sexe débarque dans cette relation, ça devient explosif. Je voulais en quelque sorte écrire, à travers cette relation, les choses que tous les Sud-Africains rêvent de se dire en pleine face.»

Un critique du New Yorker a vu dans cette relation des traces d’un viol par le mâle noir, désormais dominant, sur la femme blanche assaillie par la culpabilité. «Je pense, dit Farber, que cette vision de la pièce en dit plus sur la société américaine et son rapport aux relations hommes-femmes et aux tensions raciales que sur mon spectacle. J’ai néanmoins trouvé cela fascinant. Tant mieux si le spectacle pose des questions difficiles.»

C’est aussi peut-être dû à la charge physique très puissante qui caractérise le travail de Yael Farber et ses acteurs puissamment engagés. C’est un théâtre avant tout fait de corporéité.

Du 24 avril au 3 mai

À la Cinquième salle de la Place des Arts