Les aiguilles et l'opium : Comme si c'était hier
Scène

Les aiguilles et l’opium : Comme si c’était hier

C’est un classique de la mise en scène québécoise, et c’est un privilège de pouvoir y goûter à nouveau plus de vingt ans après sa création. Les aiguilles et l’opium, l’une des pièces maîtresses du répertoire de Robert Lepage, n’a pas pris une ride et permet aux plus jeunes de découvrir le génie lepagien à son meilleur.

Nul besoin de réexpliquer ici la fable, toute simple, qui fonde cette pièce aérienne et identitaire, dans laquelle se croisent les figures de Jean Cocteau et de Miles Davis. Une manière de créer des ponts entre l’Europe et l’Amérique, en croisant aussi les questionnements identitaires d’un acteur québécois engagé pour un contrat de narration à Paris alors qu’une rupture amoureuse le torture. C’est tout Lepage: un univers scénique où se déplient, dans un monde aux frontières mouvantes, de vastes quêtes de soi. Les cadres et les structures écraniques en mouvement, dans cette pièce comme dans celles qui ont suivi, permettent de féconds déplacements des corps et des sens. Et plus que jamais, dans Les aiguilles et l’opium, Lepage établissait sa vision de la place du Québec en Amérique et auscultait ses rapports avec le Vieux continent, soulignant la singularité de notre belle province francophone sur le territoire nord-américain tout en montrant son attachement aux Etats-Unis, notamment dans une vision fantasmatique de la ville de New York.

Dès les premières scènes, un Marc Labrèche suspendu dans les étoiles interprète Jean Cocteau s’adressant aux Américains, comparant son expérience états-unienne avec ses ferments identitaires français, tentant de mesurer la distance entre eux mais aussi les points de rapprochement. Cocteau apparaîtra ensuite dans une fenêtre en position décadrée, autre effet de vertige propre à évoquer l’avion dans lequel Cocteau écrit à ses correspondants américains: c’est le territoire neutre à partir duquel l’écrivain observe le continent américain tout en gardant une prise sur sa France natale. Dans la distance permise par l’altitude, il pourra conjuguer les continents pour essayer d’en extirper quelques territoires symboliques, de mesurer sa place au coeur de ces deux pays si différents mais à plusieurs égards si attirés l’un par l’autre.

Suspendu entre ciel et terre ou perché dans l’une des trappes du dispositif scénique en forme de cube percé, le personnage fusionne à l’image de manière hyper-naturelle. Les Aiguilles et l’opium est ainsi un bon exemple de ce que Lepage a le mieux réussi dans ses explorations avec les écrans: une certaine virtuosité dans son rapport avec la géométrie et le mouvement de ses structures écraniques, lesquels permettent de transiter d’un univers symbolique à un autre, en faisant du corps humain une partie intrinsèque de l’image. Le film se couvre alors d’une aura singulière, prenant littéralement vie, pendant que l’acteur de chair et d’os se confond aux paysages en deux dimensions.

Quand débarque Robert, personnage homonyme du metteur en scène, on est dans le réalisme cinématographique le plus classique, mais sa chambre d’hôtel qui se dessine par traits fins apparaît dans un certain effet d’enchantement. C’est en mettant en scène ce double de lui-même perdu dans une chambre bon marché de Paris que Lepage transmet sa vision du Québec tel qu’il le vit, en pleine période de mondialisation et de perte de repères. C’est aussi à travers lui que se déploie l’humour lepagien, un humour bon enfant mais efficace, qui repose repose sur des petits riens mais surtout sur une autodérision assumée. Le personnage se présente comme un véritable perdant. Ce que Robert Lepage n’est indéniablement pas.

Miles Davis, incarné dans cette version par l’acrobate Welesley Robertson, traverse aussi ce spectacle et apparaît dans des séquences oniriques et sensuelles, à travers des jeux de perspectives où son corps flottant déjoue la gravité, dans un effet d’apesanteur qui fait écho au caractère planant et lascif de sa musique. Avec son amante Juliette Gréco dans le bain, l’atmosphère sexy perdurera, avant de basculer dans les ténèbres. Chaque fois, le cube écranique se tourne et se décadre, plaçant les corps dans des positions vertigineuses et fantasmatiques.

Bref, un classique qui n’a rien perdu de son lustre ni de sa signification et qu’on vous suggère de ne pas rater.