Alexis Martin / L'histoire révélée du Canada français : Au pays de l'amnésie
Scène

Alexis Martin / L’histoire révélée du Canada français : Au pays de l’amnésie

Nous ne sommes pas véritablement un peuple qui se souvient. Dans une rare tentative théâtrale de redonner à l’histoire du Québec ses lettres de noblesse et surtout de la raconter sans les oublis habituels, Alexis Martin et Daniel Brière nous invitent à une fresque bigarrée d’une durée de sept heures, L’histoire révélée du Canada français.

Comme tous les peuples, notre rapport à l’histoire est complexe. Mais la trilogie du Nouveau Théâtre expérimental, une traversée de notre histoire sur un ton mi-ludique mi-sérieux, montre que la nôtre est trop souvent racontée de façon sommaire et que ses personnages héroïques y apparaissent peu nombreux en regard de la réalité. À la liste de nos grands personnages mythiques, il faudrait évidemment ajouter quelques Amérindiens que l’histoire a négligés, puis oser raconter un peu mieux la vie quotidienne sur nos terres, laquelle est fort révélatrice de ce que nous sommes.  

C’est un peu la mission que se sont donnée Alexis Martin (texte) et Daniel Brière (mise en scène). Leurs trois spectacles, présentés au Carrefour dans une enfilade d’une durée de sept heures, prennent toutes sortes de chemins pour raconter le Québec depuis Champlain jusqu’en 1998. La chronologie est déconstruite et triturée dans Invention du chauffage central en Nouvelle-France et Les chemins qui marchent, puis suivie au pas dans Le pain et le vin, le troisième et dernier volet (le seul qui n’a pas encore été officiellement représenté sur une scène professionnelle). Auscultant notre rapport au froid, à l’eau et à l’alimentation, les hommes de théâtre connus pour leur inventivité ratissent large et jouent aux historiens du dimanche comme aux anthropologues spontanés. Mais attention, c’est du sérieux: leur démarche repose sur un long processus de recherche et les curieux seront pris de vertige devant l’imposante bibliographie ayant servi à construire le texte (la chose est consultable sur le site web de la compagnie). 

«Le constat que je fais après quatre années de recherches, dit Alexis Martin, c’est qu’on est dans un état de suspension, on n’est jamais entrés dans l’histoire, comme si on était dans le fleuve, pas entrés dans le continent. Ce qui m’est apparu, c’est qu’on a oublié tout ce qui est douloureux, et en premier lieu l’héritage amérindien. Pourtant, dans le projet de Champlain, les Français étaient invités à se marier aux Autochtones; il désirait vraiment qu’il y ait un vrai métissage.» On entend d’ailleurs quelques langues amérindiennes dans le spectacle: une manière de réhabiliter une culture fondatrice occultée par notre histoire.

Désirant lutter contre l’hypermnésie collective, Alexis Martin refait un constat largement connu: de façon générale, les Québécois méconnaissent leur histoire. «Le tronc commun de références est mince. L’histoire a peut-être été sous-enseignée, dit-il, mais c’est peut-être normal parce que ce n’est pas une histoire glorieuse. C’est une histoire de précarité, de fragilité, une histoire de perdants. Or je pense qu’il faut tout de même continuer à la raconter.»

Se côtoient dans la première pièce, notamment, un fabricant de fournaises et un sorcier montagnais. La seconde croise des ingénieurs d’une station d’épuration des eaux usées en 1998 avec les figures de Champlain, mais aussi Jolliet et Marquette en 1673. La dernière ramène Marc Lescarbot et de nombreux personnages amérindiens, mais elle redonne surtout ses lettres de noblesse à la cuisinière Jehane Benoît, dont les recettes ont alimenté tout un peuple en quête de diversité culinaire à l’aube de la modernité.

«Jehane Benoît est un personnage important, explique Alexis Martin, parce qu’elle a établi les bases d’une cuisine canadienne et qu’elle a fait entrer le Québec dans la modernité alimentaire. Elle me fascine. C’est aussi à partir d’elle que l’assiette du Québécois commence à puiser dans les saveurs d’ailleurs  ça correspond à l’ouverture du Québec sur le monde, qui n’a pas cessé de croître depuis.»

S’interroger sur le rapport qu’entretiennent les Québécois avec l’alimentation, c’est finalement s’interroger sur les mécanismes du vivre-ensemble, pense Alexis Martin. «C’est beaucoup par la nourriture que la communauté se fonde. Autour de la table, les repas rassemblent les gens. C’était du moins le cas pendant la majorité de notre histoire, mais le spectacle Le pain et le vin nous permet aussi d’explorer à quel point cela est en train de changer. Il y a un délitement du vivre-ensemble et le repas se mange de moins en moins en groupe. Aujourd’hui, l’être humain est aussi le seul responsable de son corps, de sa santé, de son apparence; il y a une pression épouvantable qui est mise sur nous. J’ai consulté notamment un psychiatre au sujet des troubles alimentaires. Si on extrapole un peu, on peut montrer que cette individualisation de l’alimentation mène souvent à la dépression, à la détresse. La bouffe nous en dit beaucoup sur nous.»

L’histoire révélée du Canada français, c’est aussi une superbe scénographie bifrontale de Michel Ostaszewski, composée d’un espace de jeu multifonctionnel ceinturé d’un canal qui se remplit de neige, d’eau ou de plantes, selon les cas. En plus de résonner avec les thèmes et les symboles explorés par le texte, ce dispositif scénique ancre profondément la parole dans le territoire, de manière hyper organique. 

Autant faire les choses en grand, puisque notre dramaturgie compte très peu de pièces historiques et que notre cinéma ne s’y aventure pas très souvent. «On peut parcourir toute l’histoire de l’Angleterre en lisant Shakespeare, dit Alexis Martin. Mais chez nous, presque rien. On n’a jamais fait de film ni de pièce de théâtre sur Champlain, d’Iberville, ni sur la conquête des plaines d’Abraham. C’est pourquoi on essaie modestement de poser une première brique dans l’édifice.»

Les 6, 7, 8 juin au Grand Théâtre, dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec 

carrefourtheatre.qc.ca