FTA / Sad Sam Lucky et Sad Sam Almost 6 : Matija Frelin, le Croate qui se réinvente
Festival TransAmériques 2014

FTA / Sad Sam Lucky et Sad Sam Almost 6 : Matija Frelin, le Croate qui se réinvente

Deux pour un au Festival TransAmériques : le performeur croate Matija Frejlin présente Sad Sam Lucky et Sad Sam Almost 6. Un univers singulier, une présence magnétique, un univers artistique constamment réinventé. Nous avons vu pour vous le premier spectacle.

Dans Sad Sam Lucky, premier solo de la trilogie dont fait aussi partie Sad Sam Almost 6, Matija Frejlin flirte avec la parole d’un grand poète et avec les vertiges de la présence humaine, cherchant, comme il le précise lui-même, à vivre l’immédiateté de la manière la plus authentique possible.

Une chambre, un huis-clos, un lieu pétri d’un certain vécu que les traces de craie au plancher font deviner. C’est là que Matija Frejlin se réinvente constamment, en laissant les couches de lui-même s’accumuler mais en redevenant chaque fois un homme neuf, prêt à créer à partir du néant. «Beaucoup de travail m’attend, n’est-ce pas réjouissant?», répète-t-il à chaque début de segment, empruntant cette phrase au poète Srečko Kosoel, le «Rimbaud slovène». C’est un spectacle déroutant sur la possibilité de se réinventer et de renommer le monde, de se réapproprier l’environnement à partir de différentes perspectives.

Il va dans toutes les directions et pourrait en égarer plus d’un au passage. Mais Matija Frejlin fascine le spectateur de sa présence magnétique et mystérieuse, de ses yeux candides mais pourtant matures, et de son corps longiligne qui se pliera et se dépliera en quelques mouvements saccadés, parfois atterrissant brutalement au sol ou contre la table. En paroles, son ton est doux, discret, attentionné. Son corps, lui, bouge de manière parfois désarticulée, parfois aquatique, parfois saccadée, parfois arrondie. Puisant autant dans la beauté des vers de Srečko, qui dépeignent la luminosité du soleil et la puissance des vents, que dans la terreur provoquée par une rupture amoureuse, le performeur hors-norme situe son travail dans la contradiction. Sa pièce montre le contraste entre la violence du monde et la splendeur de ses paysages. Sont évoqués, en prises de parole fragmentaires, le déclin d’une Europe dans laquelle tout a «perdu sa valeur» et la douleur de la rupture amoureuse ou de la maladie qui s’acharne, de même que, de l’autre côté du spectre, la quête de sublimation ou le doux son d’un accordéon.

Décousu, le spectacle manque parfois de cohérence. Mais Frejlin a cette étonnante capacité à dramatiser le banal et à inventer un monde foisonnant à partir de peu de choses. Malgré la douleur portée par son corps très souvent fracassé contre le sol, son solo invite à imaginer de nouveaux espaces et à croire en la possibilité d’un retour à zéro, où les erreurs du passé resteraient encryptées dans le but de ne pas être répétées. C’est ce que dit très fort ce corps qui a visiblement gardé sur lui des traces d’un passé trouble (mains tachées de charbon et vêtements salis). C’est aussi ce que raconte cette pièce structurée par la répétition et par le recours systématique à un manuscrit dont les feuilles sont clouées à la table, comme un rappel du passé ou d’une poésie écrite, laquelle sert de guide à l’élaboration d’un nouveau monde.

Si la performance peut évoquer un esprit torturé, bordélique, ou une mémoire accidentée, détraquée, elle raconte aussi la capacité du cerveau humain à se repositionner, à s’adapter – une caractéristique que l’homme partage avec les animaux et avec la nature qui l’entoure. Frejlin ne semble jamais perdre de vue cette inscription de l’homme dans un environnement complexe et vivant – sa chorégraphie flirte toujours avec une certaine animalité. Si ce recours aux cris de l’éléphant ou à la gestuelle de l’anguille est parfois ironique, elle a aussi des relents bibliques : c’est un peu l’Arche de Noé assaillie par une nature déchaînée. En ce sens, le spectacle est aussi un peu post-apocalyptique. Après le déluge, il y a toujours une possibilité de recommencer.

 

Les représentations de Sad Sam Lucky sont terminées.
Vous pouvez encore attraper une représentation du deuxième solo, Sad Sam Almost 6, ce soir à 19 h au Monument National