Opening night : Se libérer de ses démons
Scène

Opening night : Se libérer de ses démons

Jouant de réalité et de fiction dans un théâtre très physique, Eric Jean propose une lumineuse adaptation d’Opening night au Quat’sous.

Les nombreuses répétitions d’une pièce de théâtre dont la première est imminente, ses coulisses où angoisses, peurs et mensonges se révèlent: c’est ce qu’a osé présenter à l’écran le maître du cinéma indépendant américain John Cassavetes avec Opening Night, en 1977. C’est à présent à Eric Jean d’offrir pour la toute première fois au théâtre sur une scène montréalaise ce film dense et percutant, hommage à la beauté et à la difficulté du métier de comédien, mais qui trouve ici dans le travail complexe d’adaptation de Fanny Britt la résilience d’une femme talentueuse qui cherche à croire à nouveau en elle et en sa vocation, dans un spectacle somme toute lumineux qui explore les limites entre le jeu et la réalité.

À quelques jours de la première, au cours d’une répétition de scène de The Other Woman entre Myrtle Gordon (Sylvie Drapeau) et Maurice, son partenaire de jeu principal (Sasha Samar), une jeune admiratrice bondit sur scène pour enlacer la comédienne. Peu après son départ forcé, la jeune fille (incarnée par Jade-Mariuka Robitaille) est frappée par une voiture, accident qui lui est fatal. Myrtle, troublée par l’événement, se met à l’halluciner à ses côtés. Le spectre de l’admiratrice lui rappelle sans scrupule ses années de beauté, de séduction et d’émotions pures qui sont désormais choses du passé. L’équipe qui l’entoure est partagée entre incompréhension, exaspération, admiration et pitié envers l’actrice dont les blocages et les sautes d’humeur sont pris pour des caprices de starlette. Mais Myrtle refuse avant tout d’assumer ce rôle et cette pièce sans espoir, allant au bout d’elle-même et de son rôle pour chasser l’idée que le meilleur est derrière elle, idée poussée sans relâche par l’auteure de la pièce (interprétée par Muriel Dutil).

Eric Jean a opté pour un jeu très physique pour ses comédiens, spécialement de la part de Sylvie Drapeau, visiblement possédée d’une énergie malsaine dont elle cherche à se débarasser. Il y cerne avec justesse la grande énergie requise pour fouler les planches au théâtre (cette rigueur au travail d’ailleurs exigée par le metteur en scène de The Other Woman, joué avec conviction par Stéphane Jacques). Il s’est assuré de rappeler le théâtre au théâtre lui-même; les comédiens font des allées et venues dans la salle, quittent et reviennent par elle et manipulent les murs coulissants de la scène afin de créer différents espaces scéniques. Les décors sobres de Pierre-Étienne Locas forment tantôt une scène de théâtre sans artifice, tantôt un lieu mystique où la magie de l’improvisation, de la spontanéité et du talent brut se passent.

Le film de Cassavetes présente une cruauté et une violence certaines dans les échanges entre les comédiens, l’auteure et le metteur en scène, moteurs malsains qui alimentent toutefois une certaine unité au sein de la troupe. Les mésententes, l’angoisse de vieillir, la jeunesse envolée, les histoires de coeur tordues vécues en coulisses finissent par déborder sur scène. Le travail d’Eric Jean et de Fanny Britt aborde en plus de ces thèmes l’absurdité du texte rigide de The Other Woman, qui laisse bien peu de liberté à Myrtle Gordon afin de comprendre et d’aimer son personnage qui vit dans la fatalité d’avoir déjà vécu ses plus belles années de femme et d’actrice. Sylvie Drapeau joue, avec la grande sensibilité qu’on lui connaît une actrice, qui refuse de se voir attribuer le rôle d’une femme vaine, révélant habilement Myrtle à travers des moments intenses de rage, d’envie désespérée de plaire et de lucidité pourtant incompréhensible pour ses pairs. Stéphane Jacques s’avère impeccable dans son mélange délicat d’empathie, de séduction et de rigueur professionnelle avec Myrtle.

S’il est appréciable de suivre le parcours de la comédienne explosive qui se libère péniblement de ses démons, il est dommage qu’elle ne soit pas plus soutenue par la présence des comédiens gravitant autour d’elle, qui sont pour certains confinés à des rôles presqu’anecdotiques. Si dans l’oeuvre de Cassavetes la détresse de Myrtle est incomprise sans être condamnée, l’adaptation théâtrale présente un manque d’empathie des comédiens qui est quelque peu déroutante. Myrtle apparaît parfois comme une tête de turc, laissant place à des moments comiques curieux, peut-être afin d’alléger l’histoire et la rendre plus lumineuse. La femme du metteur en scène (Agathe Lanctot) et sa réplique (Mani Soleymanlou) ajoutent toutefois cette touche résolument comique et profondément humaine au récit, spécialement face à une Myrtle Gordon éméchée qui improvise des répliques décousues le soir de la première, essayant de sauver à la fois leur honneur et celui de la grande comédienne.

On assiste cependant à une pièce forte qui joue sur la mince limite entre la réalité du personnage et la vie de la personne qui l’incarne, dans une adaptation fort réussie qui nous invite dans les coulisses de l’intimité et de la fragilité humaine.

[voir_etoile cote=3]

Opening Night est à l’affiche du Théâtre Quat’ Sous jusqu’au 27 septembre