Le pain et le vin : Le pouvoir des herbes salées
Scène

Le pain et le vin : Le pouvoir des herbes salées

Sa structure est simplifiée mais Le pain et le vin est sans doute le plus réussi des trois volets de l’Histoire révélée du Canada français (une trilogie entamée en  2012 par le Nouveau Théâtre Expérimental). Regard sur la fin d’une aventure historique (dans tous les sens du terme), menée passionnément par Alexis Martin et Daniel Brière.

L’une des belles récurrences de cette trilogie sur l’histoire du Québec, racontée à partir de son rapport au froid, à l’eau et à l’alimentation, est de condenser les grandes idées de chaque pièce dans un dispositif scénographique polyvalent, déjà porteur de multiples couches de sens au moment où l’on pose les yeux sur lui, puis révélant de nouvelles significations au contact des acteurs et des accessoires. Cette fois, le décor de Michel Ostaszewski représente un typique terrain de maison de banlieue des années 50, son gazon vert lime cachant les traces de la vie domestique et familiale qui s’y jouera peu à peu, tout comme il évoque la terre nourricière, fertile en verdures de toute sorte, où les Amérindiens cultiveront les herbes, où les colons français développeront une agriculture de plus en plus massive et où échoueront finalement des vieillards mis au ban par une société individualiste. Entre tous ces mondes se dessinent, sous la lisse verdure, des filiations, des confrontations et des abandons qui racontent ce que nous fûmes et ce que nous sommes devenus.

Abordant l’alimentation du Québécois  pour dévoiler à travers elle des rapports au collectif, au politique et au religieux, Le pain et le vin continue le travail amorcé dans Invention du chauffage central en Nouvelle-France et dans Les chemins qui marchent. On y rencontre Champlain (Steve Laplante) confronté aux coutumes huronnes, puis Papineau (Benoît Drouin-Germain) et Jehane Benoît (Danielle Proulx), mais aussi une famille des années 1970 se déchirant dans un Québec bientôt soumis à la loi des mesures de guerre (mettant notamment en scène la fougueuse Marie-Eve Trudel en felquiste déterminée).

Convoqués par un personnage de conférencier universitaire vieillissant (Alexis Martin), ces personnages apparaissent dans un désordre mieux contrôlé que dans les précédents volets. La structure de la conférence ne peut faire autrement que de rendre le spectacle un peu scolaire, de souligner ses intentions académiques (réelles), de mettre en relief le grand projet éducatif (même si ludique) qui se cache derrière ce spectacle. On peut trouver cela facile, dérangeant parce trop pédagogique et peut-être un peu moralisateur. Mais on peut aussi reconnaître la noblesse du projet, et son importance (vu la quasi-absence d’un véritable théâtre québécois racontant notre histoire). Les grandes conclusions tirées par Martin et sa bande sur notre histoire, telle que nous l’oublions sans cesse, n’en sont que présentées plus clairement, dans une force de frappe indéniable.

Le choix de ponctuer le spectacle par les interventions très formelles du vieil universitaire n’enlève de toute façon rien à la capacité du NTE à faire cohabiter les époques dans un ludisme constamment renouvelé et dans de sympathiques anachronismes, l’infirmier d’aujourd’hui déambulant sans crier gare dans l’univers de Champlain ou de Papineau, alors qu’apparaît en fond de scène Jehane Benoît et son improbable assistant hispanophone. Intelligemment, ce spectacle fonctionne par associations d’idées, dans une logique intertextuelle, qui reprend un peu le mode onirique, aussi, mais dans une densité très contrôlée, prenant le temps d’accumuler les éléments un par un, en prenant garde de les superposer trop prestement. Daniel Brière flirte ici avec le postdramatique, osant souvent une complémentarité et une simultanéité des actions, accentuant un certain goût pour les spectacles hachurés même si la pièce demeure chronologique. C’est le meilleur des deux mondes.

Il serait vertigineux, d’ailleurs, de tenter de synthétiser tout ce qui se produit sur cette scène. Mais le grand mouvement de fond que ce spectacle révèle est incontestable: la pièce refait doucement le chemin qui a mené les repas collectifs d’antan à leur quasi-disparition, au profit d’une alimentation individualisée et aussi souvent déresponsabilisée qu’exagérément contrôlée. Devant un tel bouleversement, applicable à l’alimentation comme à l’ensemble d’une société qui a perdu ses repères collectifs, Jehane Benoît en perd vraiment son latin.

Ressortent de la représentation quelques autres grands axes thématiques, qu’on aura certainement envie de continuer à fouiller par des lectures. L’opposition entre les conceptions linéaire et circulaire du monde sera par exemple montrée à travers des changements alimentaires qui opposent, d’un côté, Champlain aux Hurons, et de l’autre, un vieux Québécois alcoolique à de une jeunesse québécoise émasculée (une  scène inoubliable de Gary Boudreault). L’héritage culinaire amérindien, autant célébré que bafoué, trouvera grâce dans des démonstrations culinaires d’une Jehane Benoît totalement vendue aux vertus des herbes salées du St-Laurent. La bouffe, et les métissages qui la composent, permettront à la folle équipe du NTE de sonder le pluralisme grandissant de notre société et de regretter, parfois, que cette diversité ait été si rapidement freinée par les Français (qui n’ont pas copulé longtemps avec les Amérindiens en Nouvelle-France, ce qu’une très belle scène entre Pierre-Antoine Lasnier et Marie-Eve Trudel explore particulièrement). Les sempiternels conflits entre francophones et anglophones, si constituants de notre identité, passent aussi à la moulinette dans une recette de «potage mêlé», comme est exploré le rapport trouble au catholicisme (souvent par des scènes d’alcoolémie proscrite).

 

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À l’Espace Libre jusqu’au 11 octobre