Raconter le feu aux forêts / Entrevue avec André Gélineau : Dernier tour de piste pour les Turcs Gobeurs d'Opium
Scène

Raconter le feu aux forêts / Entrevue avec André Gélineau : Dernier tour de piste pour les Turcs Gobeurs d’Opium

Avec Raconter le feu aux forêts, la troupe sherbrookoise Les Turcs Gobeurs d’opium explore pour une toute dernière fois la dramaturgie d’André Gélineau, aux accents ruraux et mythologiques. Entrevue.

Ils ont raconté les familles dysfonctionnelles, les amours incestueuses, les vies bousculées par la technologie, l’adolescence et ses airs de banditisme de bas étage. Chaque fois, ils ont creusé le thème de l’identité, déployant ses multiples visages. Depuis dix ans, les Turcs font du théâtre à Sherbrooke avec fougue et ardeur. La compagnie, née de manière quasi-illicite, secoue  la tranquillité de la scène sherbrookoise, où se joue bon an mal an peu de théâtre, sinon les productions annuelles du Théâtre du Double Signe dirigé par Patrick Quintal. Ils ont fini par être avidement attendus par un public fidèle et à enchaîner les productions à un rythme constant, travaillant sans compter les heures. Avant trop de s’essouffler, ils ont décidé de s’arrêter.

«J’ai senti un vent alarmiste, dit André Gélineau, quand a annoncé que Raconter le feu aux forêts sera la dernière production des Turcs. Or,  il faut savoir qu’on fait ça très sereinement. Pour nous, c’est la fermeture de la compagnie, mais c’est sans doute le début d’une nouvelle étape inspirante. On a l’impression d’avoir fait le tour de ce qu’on avait à faire ensemble, d’avoir atteint une certaine limite.»

N’empêche, le geste attise le feu d’un débat déjà brûlant dans le milieu théâtral québécois. Les Turcs jettent aussi la serviette parce que les tâches administratives les étranglent et briment leur liberté créatrice, une situation dont se plaignent de nombreuses compagnies de théâtre incapables d’accéder au statut de compagnie subventionnée au fonctionnement à cause de la saturation actuelle du milieu. «Le travail administratif et les tâches de communication qu’on doit se taper commencent effectivement à avaler une partie du plaisir qu’on a à faire du théâtre et à créer des œuvres originales, poursuit Gélineau.  On n’est pas les seuls à le dire: les modes de financement public du théâtre qu’on a adoptés au Québec sont en train de tuer les artistes pour les transformer en entrepreneurs et en administrateurs. Or, du théâtre, ça ne se fait pas comme ça, il faut du temps pour créer, de la disponibilité mentale, une liberté de création avec laquelle les exigences de rentabilité ne sont pas toujours compatibles.  Il va falloir que ça change, qu’on finance davantage l’artiste que la compagnie, qu’on arrête de créer des structures de plus en plus lourdes à administrer. Dans le contexte actuel du Québec, avec la multiplication de jeunes compagnies, la situation est devenue intenable.»

Gélineau, s’il dit comprendre que ce débat resurgisse autour des Turcs, affirme ne pas avoir voulu faire un «geste politique». «Notre but était surtout de quitter élégamment le plateau avant de trop s’essouffler. Et de trouver une autre manière de créer, peut-être moins rapidement. D’ailleurs, on avait commencé tout ça, à l’époque, sans avoir l’intention de durer. C’était une initiative spontanée. L’une des comédiennes avait les clés du théâtre et on allait y répéter la nuit. C’est comme ça que la compagnie est née, de façon souterraine, illégale, et vraiment sans prétention.»

Un dernier tour de piste

La nouvelle création d’André Gélineau tire sa source d’un mythe de son village natal, une histoire étrange d’homme à tête de chien, qui a inspiré un énigmatique personnage autour duquel gravitent tout un voisinage en période d’éveil et de transformation. «Un proche de ma famille, dans mon village natal, me racontait l’histoire d’une femme-catin (une délurée qui n’avait pas très bonne réputation) qui a accouché d’un bébé à tête de chien. Le médecin l’avait tué immédiatement. Ça m’a tout de suite intéressé, l’étrangeté de cette histoire, mais aussi ses échos avec la mythologie égyptienne dans laquelle la figure de l’homme à tête de chien, l’Anubis, faisait le pont entre la vie et la mort. Au Moyen-Âge aussi, l’image de l’homme à tête de chien, le cynocéphale, était parfois évoqué pour représenter la force et le mystère de la nature (mais une force et un mystère qu’on craint). Je me suis amusé avec ces codes-là, à les transposer dans un univers très banal et très quotidien, dans une relation de voisinage.»

Il y a donc  cette femme-catin, femme libertine qui a accouché d’un enfant-chien qu’elle a gardé par orgueil, mais aussi parce que cet enfant devient catalyseur, emblématique d’une  marginalité qu’elle chérit. Ces deux-là vivront emmurés, cloîtrés, isolés. Autour d’eux gravitent les voisins: un homme et une femme vivant du travail de la terre avec leur fille, endeuillée par son premier amour mort de leucémie. Or, l’Homme-chien s’est évadé: une situation qui entraînera métamorphoses, révélations, craintes et envies.

«Je voulais, dit l’auteur, travailler la figure du monstre. Car l’effroi qu’il cause est souvent proche de l’envie, du désir, de l’attirance – l’horrible et le fascinant deviennent stimulants, attirants et alléchants pour ces personnages qui s’ennuient ferme dans leur rase campagne. Il s’agissait alors, pour moi, de mélanger l’anecdote à la fulgurance, de placer le quotidien-pinte-de-lait au cœur d’un relief qui les dépasse, qui les mystifie.»

Il y a donc aussi dans Raconter le feu aux forêts une dimension rituelle ou sacralisante, une volonté de toucher à l’au-delà. Mais aussi un désir de renaissance, de renouveau, de faire table rase pour voir ce qui peut se cacher en dessous.

«J’ai un rapport très particulier à la mort, raconte Gélineau. Je suis très hypocondriaque et j’ai toujours l’impression que je vais mourir bientôt. Ça amène une angoisse mais j’ai appris aussi à en rire beaucoup, à survivre. (Il dit ça en riant).  Cette peur de la finitude me rattrape tout le temps dans l’écriture.  Raconter le feu aux forêts, ce sont des personnages qui vivent un deuil (deuil d’une relation avec un enfant, deuil d’un amour, deuil lié à une mort). La façon dont l’Homme-Chien intervient dans ces deuils-là leur permet de passer à quelque chose d’autre, d’embrasser une certaine renaissance.»

Jusqu’au 1er novembre au Théâtre Léonard St-Laurent, à Sherbrooke