Chaîne de montage / Mexique charcuté
Scène

Chaîne de montage / Mexique charcuté

Aux frontières d’un théâtre social et intimiste, Suzanne Lebeau et Gervais Gaudreault s’intéressent dans la pièce Chaîne de montage au triste sort des ouvrières des maquiladoras de Juarez, au nord du Mexique. Entrevue avec le metteur en scène.

«Ce texte, pour moi, est un poème tragique, et Suzanne s’y exprime d’une voix très forte.» Livré par la voix de la comédienne Linda Laplante, Chaîne de montage est un solo théâtral mêlant la voix intime d’une femme nord-américaine aux images douloureuses d’ouvrières mexicaines tuées brutalement dans la ville de Juarez, ville-frontière aux abords du Texas et du Nouveau-Mexique, que les cartels de drogue ont choisi comme l’un de leurs quartiers généraux. Depuis 1993, des corps de jeunes femmes y sont régulièrement retrouvés étranglés et souillés. L’image se répète et jamais l’un de ces meurtres n’a été élucidé. Suzanne Lebeau, habituée de trouver les mots les plus délicats pour aborder l’effroi, a été obsédée par ces femmes pendant des mois.

«Suzanne, explique Gervais Gaudreault, portait en elle depuis des années un intérêt, ou disons un poids, une inquiétude et une culpabilité doublées de curiosité pour la situation de ces femmes travaillant dans les usines à Juarez. Elle fait dire au personnage de la pièce que ces femmes sont « entrées en elle » et qu’elles « demandent pourquoi ». Ça résume très bien le sentiment qui a précédé l’écriture de cette pièce. Elle s’est installée au Mexique pour un mois, pour écrire là-dessus, portée comme toujours par une conscience aigüe du monde et par un grand pouvoir d’indignation.»

À Juarez, une certaine misère sociale est devenue le territoire de prédilection d’une grande violence. Or, nous en sommes responsables à travers nos choix de consommation et notre désir de payer peu pour de très nombreux produits de consommation, constate Suzanne Lebeau dans cette pièce qui exprime à la fois une culpabilité grandissante et un sentiment d’impuissance.  «Les questions sont posées de manière frontale, explique le metteur en scène. Car nous sommes tous actionnaires de ces usines, en quelque sorte.»

Dans les années 50, Juarez était une ville touristique, légère, qui attirait beaucoup d’Américains. A partir des années 60 et 70 ont commencé à s’installer les usines, qu’on n’appelait pas encore à l’époque les maquiladoras. «Aujourd’hui, raconte Gaudreault, c’est une ville violente, assez machiste, qui a attiré des cartels quand l’argent s’est mis à y circuler. À partir de 1993, on a commencé à dénoncer et à documenter de récurrents meurtres de femmes ouvrières, et à découvrir que le narcotrafic, les hommes de pouvoir politique, les policiers, les propriétaires d’usine, étaient tous impliqués d’une manière ou d’une autre dans les meurtres et les disparitions de ces femmes. Aucun des cas n’a d’ailleurs été véritablement élucidé, tant ils résultent d’une imbrication de toutes les sphères de la société qui entraîne une indélogeable culture du secret.»

Suzanne Lebeau n’a pas eu la tentation d’élucider elle-même ces crimes, mais elle a essayé de comprendre la vie de ces femmes. Sa pièce fait écho à sa posture d’auteure mais surtout de femme nord-américaine qui a tenté de «se mettre à l’écoute, de faire œuvre de compassion, mais surtout de réfléchir à elle-même et à son rôle indirect dans cette machination.» Le texte s’intitule Chaîne de montage parce qu’il repose sur le constat que ces meurtres surviennent dans un contexte d’engrenage capitaliste auquel nous appartenons tous et auquel personne n’échappe. «Comment faire preuve de responsabilité citoyenne dans ce contexte? C’est l’une des grandes questions que pose ce texte.»

Metteur en scène attitré de la plupart des pièces de Lebeau (avec qui il partage aussi sa vie), Gervais Gaudreault est un homme de théâtre soucieux du micro-détail, dont les univers sont toujours ciselés, effilés, et souvent clairs-obscurs, naviguant dans les nuances et dans les zones de gris mais aussi dans des évocations très imagées. «Je n’avais pas envie, dit-il, d’être plus vrai que le réel. Il me fallait trouver un espace poétique, métaphorique, pour aborder cela. C’est un sujet douloureux, qu’il faut aborder délicatement. J’ai voulu marquer deux choses, d’abord l’idée de frontière, celle qui nous sépare de cette réalité mais qui est très friable, qui ne devrait pas nous aveugler par rapport à ce qui se passe de l’autre côté. On y ajoute une certaine texture industrielle, ainsi que la répétition de certains motifs, pour évoquer le travail à la chaîne. C’est un travail dont je suis plutôt fier.»

Jusqu’au 21 novembre au Théâtre de Quat’sous