Constellations : Théâtre quantique
Scène

Constellations : Théâtre quantique

Jean-Simon Traversy, visiblement bien entouré sur le plateau comme en coulisses, propose une mise en scène sensible d’un texte séduisant. Constellations, du jeune Britannique Nick Payne, nous arrive donc entre bonnes mains pour nous parler d’amour, de mort, de physique quantique et de libre arbitre, avec une étonnante légèreté.

Force est d’admettre que les deux fondateurs de la compagnie de théâtre La Parade, Jean-Simon Traversy et Stéphanie Labbé, ont rassemblé une équipe en mesure de faire un peu de magie. La pièce d’une heure, dont toutes les représentations affichent désormais complet, offre à la fois un moment de théâtre très agréable sur tous les plans (ce qui est non négligeable, n’est-ce pas) et une plongée bien menée dans l’œuvre singulière de Nick Payne.

S’éloignant du théâtre foncièrement politique, dénonciateur, provocant ou grinçant d’une certaine tranche de la jeune génération d’auteurs britanniques – Alia Bano, Lucy Kirkwood, Bola Abgaje, Jack Thorne… – l’œuvre de Payne peut d’abord sembler anecdotique et on sent qu’une mise en scène malhabile en ferait une mauvaise comédie romantique en moins de deux. C’est que, en bref, Philippe et Marianne se rencontrent dans un barbecue: il est apiculteur, elle est physicienne, ils vont rire, s’embrasser, se découvrir, tomber amoureux et vieillir ensemble. Mais, inspiré d’une théorie de la physique quantique selon laquelle tous les possibles coexistent dans des univers parallèles, l’auteur morcelle l’histoire de Philippe et Marianne, la ramifie pour explorer des dizaines de scénarios probables. Et s’il avait fait une blague de mauvais goût? Et si elle avait été en couple à ce moment? Et s’il avait été insulté qu’elle ne l’invite pas à dormir? Grâce à ce procédé et à une chronologie habilement déconstruite, le spectateur (re)découvre les grands jalons qui marquent l’existence d’un couple – rencontre, demande en mariage, adultère, rupture, maladie grave, retrouvailles – en plus de comprendre, petit à petit, que l’histoire de Philippe et Marianne a sans doute déjà eu lieu…

Si, par moment, la proposition colle de trop près au texte, le résultat d’ensemble est franchement heureux. D’emblée, la traduction permet à l’œuvre de changer de continent et de langue sans embâcles: manifestement, avec près de 30 traductions sous le bras, David Laurin saisit et transpose adroitement l’humour anglo-saxon et le rythme du jeune auteur, parvenant à conserver les particularités du texte tout en le rapprochant du public québécois. Alexandre Fortin (Philippe) et Stéphanie Labbé (Marianne) campent avec naturel et agilité deux protagonistes qui, en l’espace d’une seconde, passent du désir au mépris, de la complicité à l’incompréhension mutuelle, et ce, des dizaines de fois au gré des nombreuses variations que connaît leur histoire commune.

Le jeu sobre permet d’ailleurs d’entendre réellement toutes les subtilités (répétitions, variations, modulations) du texte de Payne et donc de s’attarder, si on le désire, au-delà de l’anecdote, aux questions qui sous-tendent l’œuvre. Notre «destin» est-il le fruit du hasard, entièrement notre responsabilité ou alors un peu des deux? Quel est notre pouvoir réel sur la suite des choses pour nous? Et pour les autres? Peut-on, moralement, socialement, légalement, décider du moment de notre mort? Jusqu’où s’étend notre «responsabilité» face à ceux qu’on aime? Si tous les choix que nous faisons et que nous ne faisons pas existent en simultané, qu’est-ce que ça change, au fond, de faire le «bon» choix ? Quand «le pire» arrive, qu’est-ce qu’on fait? On accepte? On négocie? On fait de notre vie un «livre dont vous êtes le héros», gardant les doigts dans les pages précédentes, juste au cas où…?

Le tout avec une grosse dose d’humour. Loin d’être aride, la pièce parvient à provoquer des rires francs (très souvent) et le moton-dans-gorge (quelque fois) tout en jetant les bases d’une réflexion philosophique, scientifique et morale. C’est pas rien. On apprend même comment meurent les faux-bourdons et pourquoi il faut mettre des joggings quand on prend des cours de danse sociale.

Puis, côté «magie», il faut aussi assurément saluer le travail de Cédric Lord (décor), Renaud Pettigrew (éclairage) et Fanny Bloom (musique, interprétation «live»). La petite scène de la Licorne est occupée par de grands panneaux de Plexiglas qui forme un X géant. Quatre quadrants. Celui du fond est habité par Fanny Bloom qui interprète la musique composée spécialement pour la pièce sur un piano droit noir (dont une très belle chanson thème qui prend toute sa signification à mesure que le spectacle progresse). La présence de la musicienne est d’ailleurs un choix judicieux qui contribue à faire du spectacle une expérience riche, qui s’éloigne du film d’amour avec trame sonore cherchant sournoisement à vous tirer les larmes. Question de son, de présence.

À l’avant, Philippe et Marianne. Sur les côtés, des triangles plus étroits où vont parfois s’isoler les deux amoureux. Outre la charge symbolique des différentes possibilités d’interactions et de positions dans cet espace (division, confrontation, réunion, inaccessibilité, enfermement), ce sont les effets de lumière qui révèlent l’ingéniosité de ce décor. Les personnages, réfléchis dans les vitres, se multiplient. Éloignés et côte-à-côte, leurs reflets se font tout de même face, quelque part. Lorsqu’ils se rapprochent, ils s’éloignent également. Les ampoules nues, suspendues, semblent dix fois plus nombreuses qu’elles ne le sont en réalité. Les univers, les étoiles, les possibles prolifèrent, se répètent, constellent.

Si Constellations n’est pas une œuvre qui règle des comptes et change une vie à jamais, reste qu’elle surclasse bien des pièces tant sur le plan de la beauté que de l’originalité et de la réflexion proposée. Si elle séduit, c’est peut-être également parce qu’elle prend le parti de la douceur et de l’exploration, comme une pause dans un foisonnement de propositions violentes, pessimistes, cyniques ou revendicatrices.

À la Petite Licorne jusqu’au 13 février