La Vecchia Vacca : Mères courage
Scène

La Vecchia Vacca : Mères courage

C’est la première visite en sol montréalais du jeune wallon Salvatore Calcagno. Parions que ce ne sera pas la dernière. La Vecchia Vacca déploie une plasticité sublime et un jeu corporel épatant pour raconter le pouvoir de la mère sur un garçon italien.

La rumeur nous avait préparés à un spectacle à haute teneur visuelle, où souvenirs d’enfance et regards adultes sur une mère castrante seraient minutieusement esthétisés. La rumeur n’avait pas dit faux. La Vecchia Vecca est une pièce d’images dans laquelle la partition corporelle hyper-précise et les éclairages ombragés, sur un lit de musiques italiennes kitsch, inventent un monde matriarcal d’une rare puissance et d’une beauté indéniable.

De ce metteur en scène belge encensé par la critique bruxelloise, même si on lui connaissait des origines italiennes, on avait anticipé le travail plastique mais moins mesuré l’inscription de son œuvre dans des traditions spectaculaires du pays de Goldoni – qu’il se réapproprie en les sublimant. Il y a ainsi, dans ses représentations de matrones italiennes commères et exubérantes un soupçon de commedia dell’arte, dans de savoureux lazzis au féminin qui flirtent aussi avec une forme clownesque proche de la tradition Lecoq. Son regard sur les corps est aussi tissé d’une forme légèrement ubuesque  – seins pendants, phallus au vent et Nutella tartiné sur les corps sont autant d’éléments grotesques qui, pourtant, ne paraissent jamais vulgaires dans l’œil de Salvatore Calcagno, se présentant de manière comique et lumineuse.

Jean-Baptiste Polge et Chloé de Grom dans La Veccha Vacca / Crédit Vincent Arbelet
Jean-Baptiste Polge et Chloé de Grom dans La Veccha Vacca / Crédit Vincent Arbelet

 

Le complexe d’Œdipe en quelques images-clé

Puisant dans ses propres souvenirs d’enfance auprès d’une mère poule et d’une armée de tantes, qu’il observe de sa loupe déformante, Calcagno raconte surtout un formidable complexe d’Œdipe, jonglant avec quelques images fortes pour évoquer, dans un même envol, la figure de la mère comme autorité repoussante autant que comme objet de désir fantasmé. Le comédien Jean-Baptiste Polge, uniquement vêtu d’un gaminet trop petit pour lui, est le fils à sa  maman, l’enfant sage et intelligent que trois mamas se disputent et chouchoutent autant qu’elles le tyrannisent. La nudité du garçon, à priori innocente (désexualisée), montre d’abord le garçon vulnérable dans les jupes de sa mère, mais apparaît, selon d’autres regards, signe d’une possible ambiguïté sexuelle, toute enfantine, dans le rapport à sa génitrice. C’est un petit garçon nu qui a la plupart du temps les bras tendus vers sa mère, à qui il quémande du lait: dans cette image se joue à la fois la dépendance de l’enfant envers sa mère et l’inconscient désir charnel qui le pousse vers elle. Calcagno flirte ici autant avec une sensualité cachée qu’avec des motifs tragiques.

Chez les mères, même jeu. Dans une gestuelle lente et délicate, le corps de la comédienne Coline Wauters se métamorphose d’un corps sensuel de jeune femme jusqu’au corps rabougri, replié sur soi, de vieille mamie: la mère est à la fois figure fantasmée, apte à alimenter le complexe d’Œdipe, et figure de vieillesse et de sagesse ordinaire. Dans l’une de ces transformations que Calcagno se plaît à répéter en d’autres variantes,  les seins d’abord séduisants et invitants deviennent soudain menaçants et insistants. Du grand art de la métamorphose.

Coline Wauters dans La Vecchia Vacca / Crédit: Michel Boermans
Coline Wauters dans La Vecchia Vacca / Crédit: Michel Boermans

 

L’art de la rivalité féminine

La Vecchia Vacca est une ode à la mère traditionnelle, dans une forme sublimée de domesticité: le spectacle s’amuse avec les figures de la mère nourricière ou de la mère occupée à nettoyer le logis. Mais ces mères prêtes à tout pour protéger leur petit sont aussi avalées par la compétition féminine. Dans une magnifique scène de crêpage de chignons, les trois femmes rivalisent d’intensité pour gueuler en italien ce que l’on suppose être leur infinie jalousie devant une nouvelle venue dans la vie de leur enfant chéri. Se fardant impétueusement le visage dans un incessant et excentrique combat de poudre blanche, les comédiennes Coline Wauters, Chloé de Grom et Émilie Flamant offrent un moment de bouffonnerie savamment maîtrisé.

Le spectacle, d’ailleurs, les montre la plupart du temps en guerrières, femmes de tête qui cherchent dans leur statut de mère un moyen de s’élever au dessus de la mêlée, au risque d’étourdir leur pauvre enfant. Étendant le nutella sur le pain dans un geste combatif, jouissant de la vie domestique alors que leurs seins sont engloutis dans la bouche de l’aspirateur, elles sont reines et maîtresses du foyer comme elles fascinent le garçon nu qui les suit au pas.

La Vecchia Vacca est également un travail soigné sur la matière: la tartinade au chocolat et les éclaboussures de lait, mais aussi les volutes de la fumée de cigarette, se mettent au service de la scène dans une tonalité tour à tour ludique, enfantine, puis lascive et sensuelle, par un subtil effet métonymique.

L’enfant réussira-t-il à se déprendre du joug de ses mères castrantes? Il faut se rendre au Théâtre La Chapelle pour le savoir. Ça vaut le coup, promis.

Jusqu’au 21 février, dans le cadre du Focus Wallonie-Bruxelles