Festival Casteliers / Entrevue avec la marionnettiste Yael Rasooly : Auschwitz dans l'oeil de l'enfance
Scène

Festival Casteliers / Entrevue avec la marionnettiste Yael Rasooly : Auschwitz dans l’oeil de l’enfance

En ouverture du festival Casteliers, la marionnettiste israélienne Yael Rasooly amène à Montréal son acclamé spectacle La maison près du lac, racontant la survie de trois fillettes juives forcées de fuir la maison familiale en pleine tourmente holocauste. Conversation avec cette artiste totale qui réaffirme l’importance du devoir de mémoire.

Elle est née en Israel et a passé une partie de son enfance à Toronto dans une famille marquée par les cicatrices de la 2e Guerre mondiale.  Mais c’est depuis Jérusalem, où elle a étudié et où elle vit, que Yael Rasooly construit une œuvre qui allie marionnette, théâtre d’objets et autres explorations de la matéralité, dans un ludisme qui ne néglige pas un regard sur d’importants enjeux de société. On l’avait amplement constaté en 2012 aux Écuries dans son spectacle Paper cut, une pièce conviviale qui calquait l’esthétique du cinéma américain des années 1940 en faisant interagir des marionnettes de papier glacé et des bricolages naïfs.

La maison près du lac est un travail plus ambitieux, qui a nécessité l’apport d’une importante équipe et qui a été co-créée avec la marionnettiste Yaara Goldring. On y rencontre trois sœurs, forcées de se cacher dans une pièce sombre en attendant leur mère, dans une Europe où la menace des camps de concentration est incessante. La combativité du peuple juif est ici auscultée à travers l’enfance et sa force tranquille, mais aussi son pouvoir d’imagination qui met un baume sur l’horreur. À partir de trois fois rien, les fillettes imaginent un monde meilleur, recréant les dynamiques de la maison familiale où l’on joue Chopin au piano et où l’on répète quelques pas de danse en prévision de la prochaine leçon de ballet.

«Pleins de gens ont perdu leur enfance dans l’Holocauste, raconte Yael Rasooly, et, pourtant, ils ont magnifiquement survécu. Le spectacle parle de ce pouvoir de l’enfance, qui réside dans une forme d’innocence, ou d’espoir, autant que dans le pouvoir de l’imagination.»

Crédit: Nir Shaanani
Crédit: Nir Shaanani

Avoir vécu en Israel presque toute sa vie et appartenir à la troisième génération des survivants de l’Holocauste a marqué l’existence de Yael Rasooly, qui dit ne pas savoir comment se défaire des cicatrices de la 2e Guerre mondiale, même si elle ne l’a même pas vécue elle-même. «Bien sûr dans ma famille demeurent beaucoup de secrets et de non-dits à ce sujet, mais ça me le rend encore plus intrigant. Mon grand-père a survécu à Auschwitz mais c’est par le biais de la deuxième génération, via des discussions avec ma mère, par exemple, que je me suis le mieux acclimatée au sujet. Elle a une manière très fine d’analyser cette mémoire familiale, parce que la distance est parfois bienfaitrice. Et je pense que la troisième génération, dont je fais partie, ne doit pas lâcher le flambeau du devoir de mémoire. La liberté de parler est plus grande pour nous et il faut savoir en profiter.»

Mais avec un tel sujet, si hautement documenté et si abondamment discuté dans la littérature comme dans les œuvres filmiques ou scéniques, comment ne pas se casser les dents? «Il faut savoir être originale dans le traitement et il faut éviter les pièges tendus par ce sujet; éviter les artifices compassionnels pour rester dans la vérité. Je me suis demandé comment je pouvais connecter, personnellement et authentiquement, avec le sentiment vécu par les membres de ma famille dans les camps de concentration.  Je m’intéresse donc au moment de bascule où tout va bien et où, soudainement, ta famille t’est arrachée pour être amenée au camp – c’est à cette émotion-là que je me rattache le plus naturellement.»

Il s’agit, on l’aura compris, de parler de l’Holocauste par le filtre de l’intime, en puisant dans différents témoignages. Mais Yael Rasooly a aussi lu de nombreux essais sur le sujet, désireuse d’allier vécu et perspective intellectuelle. «Nous nous sommes notamment inspirés de recherches sur la psychologie des enfants dans les camps, où l’on apprend que les jeux, ou le ludisme, prenaient une importance capitale dans la vie des enfants à Auschwitz, devenant source de courage et de force.»

Crédit: Nir Shaanani
Crédit: Nir Shaanani

Marionnettiste polyvalente qui aime «changer d’esthétique à chaque spectacle», Yael Rasooly a voulu que cette pièce, bien qu’ambitieuse, soit dépouillée. Un spectacle épuré dans lequel le récit naît de peu de choses, surgissant d’une certaine façon du vide. «Il y a 3 chaises d’enfants, une pour chacune des filles, qui apparaissent sur scène avec des poupées, lesquelles, parfois, seront fusionnées à leurs corps. À partir de cette mise en place toute simple, de nombreux mondes sont conviés et peuvent apparaître. Quand les poupées sont peu à peu désintégrées, on comprend que c’est aussi la réalité quotidienne de ces petites filles qui est démantelée par la guerre.»

C’est aussi un cabaret, à un autre niveau de narration, parce que la musique est importante dans la vie de ces fillettes. L’esthétique des cabarets allemands des années 30, en quelque sorte, traverse le spectacle, mais aussi l’ambiance des premières comédies musicales au cinéma. «Il y avait aussi, dans les camps de transition comme le camp de Theresienstadt, des spectacles de cabaret créés spontanément par les artistes qui y étaient incarcérés. Des musiciens et danseurs parmi les plus importants de toute l’Europe y étaient rassemblés.  C’est étonnant, mais les Nazis ont documenté tout cela. Nous nous en sommes librement inspirés.»

Les 4, 5 et 6 mars au Théâtre Outremont
Voir aussi la programmation complète du Festival Casteliers
Consultez également la programmation du OUF Casteliers, petit frère rebelle du festival