Grande Écoute : Parler pour ne rien dire
Scène

Grande Écoute : Parler pour ne rien dire

S’intéressant, pour une énième fois en carrière, aux effets de distorsion de la pensée et du langage que cause une industrie du divertissement sans limites, Larry Tremblay offre avec Grande écoute une pièce incisive, dont la structure dramatique est toutefois lacunaire.

C’est l’un de nos auteurs les plus brillants, dont les structures dramatiques implacables ou les intrigues à tiroirs expriment la fragmentation du monde, ou sa dépersonnalisation, en entrechoquant le rêve et le réel. Pas de doute, avec Grande Écoute, on est bel et bien chez Larry Tremblay. Son regard critique sur un monde médiatique qui édulcore tout et chasse la pensée se déploie par déconstruction, le réalisme étant progressivement tourné au cauchemar. Roy (Denis Bernard), un animateur télé dont les entrevues carburent à la fausse empathie, sera d’abord roi et maître de son plateau où les stars viennent lâcher quelques confessions. Puis, la pièce progresse vers un retournement qui montre l’envers déglingué de sa vie télévisuelle: une vie conjugale essoufflée avec sa femme Mary (Macha Limonchik) et des rapports complexes d’amour-haine et de compétition avec ses semblables (cristallisés dans sa relation avec un jeune barman interprété par Jean-Philippe Perras). Tout ce beau monde se retrouvera dans une finale cauchemardesque où le personnage est soumis, sur son propre plateau, à sa propre médecine, dans une troublante mise en spectacle de sa vie privée et de son déclin, observés à travers une loupe déformante.

La structure, toujours hyper importante dans le théâtre de Tremblay, est ici notable mais pas aussi finement construite que dans ses pièces iconiques du genre, comme Le Ventriloque ou Abraham Lincoln va au théâtre. La pièce en souffre: on cherche partout des emboîtements qui ne surviennent que tardivement dans la progression dramatique et qui auraient permis de complexifier le propos. Non que la pièce soit vide: elle pose un regard critique étoffé sur un monde médiatique vide de contenu et de pensée, mais elle le fait de manière plutôt linéaire et propose une caricature des médias qui est si proche du réel qu’elle n’offre pas la distance nécessaire à une réflexion féconde. Certes, comme le souligne Marc Cassivi, il est troublant de constater, avec Larry Tremblay, que la pauvreté de certains contenus médiatiques les rendent incaricaturables. Mais une fois ce constat fait, la pièce nous laisse (un peu) sur notre faim.

Denis Bernard (Roy)  / Crédit: Gunther Gamper
Denis Bernard (Roy) / Crédit: Gunther Gamper

Plongeons-y, tout de même. Car le portrait de la télévision que propose Larry Tremblay, s’il n’est pas original pour quiconque est un peu critique des médias, ne manque absolument pas de justesse.

Drôle de moineau, Roy est un hybride de George Stroumboulopoulos (pour l’empathie et la convivialité) et de Denis Lévesque (pour la fascination pour l’insolite). On ne peut pas reprocher à Tremblay d’être imprécis dans sa reconstitution, mi-sérieuse mi-amusée, de la typique entrevue à heure de grande écoute: les badinages y sont rois, avant que se mette en place l’espace propice à la révélation d’une vérité étonnante ou sanglante. Qu’il ait devant lui un jeune boxeur racontant la manière dont «sa mère frappe son père avec ses mains pleines de bagues» ou une jeune femme se rappelant sa mère immolée par le feu, Roy orchestre le dévoilement par de multiples stratégies, la plupart du temps en s’armant de compassion ou de complaisance. «Je t’écoute, j’en ai des frissons», dira-t-il dans une énième tentative de spectaculariser le réel en tirant les grossières ficelles de l’émotion. Tremblay observe aussi, de son œil avisé, les invités qui se prêtent au jeu et obéissent aux règles, se sentant obligés de parler même s’ils n’ont rien à dire et de se présenter dans l’enrobage vide de leur branding personnel, à coups de phrases creuses.  «Je boxe, je suis fait de jeunesse», dira le jeune Gary en brandissant un sourire étincelant.

Denis Bernard (Roy) et Alexandre Bergeron (Gary) / Crédit: Gunther Gamper
Denis Bernard (Roy) et Alexandre Bergeron (Gary) / Crédit: Gunther Gamper

De temps en temps, pour sauver les meubles, Roy feint une certaine inclination à la pensée, posant une question plus intellectuelle. Mais clairement la réponse ne l’intéresse pas; c’est une stratégie de camouflage. Plus la pièce avance, plus ses invités sont étranges (Sébastien Dodge savoureux dans le rôle d’un atypique gagnant de loto), et plus la parole fait dans les double sens et les antinomies. La télé est un monde déréglé et inquiétant, semble nous dire Larry Tremblay – et la chose se confirmera dans l’apothéose finale du spectacle, quand son fils handicapé (bluffant Alexandre Bergeron) apparaîtra sur le plateau de tournage.

Les scènes de la vie conjugale, elles, obéissent à des mécanismes de théâtre psychologique remâchés – Roy y apparaît fatigué et désespéré, incapable de supporter sa gloire mais aussi ses proches: il est bourreau pour sa famille autant qu’il s’en dit être victime. Cette dimension, indéniablement, est moins fertile que la réflexion sur les médias que le spectacle propose. Mais la mise en scène de Claude Poissant, autrement assez sage, s’en saisit d’une manière intelligente: le ton télévisuel affecté se transpose peu à peu dans les scènes de couple, où les répliques échangées avec sa femme sonnent artificielles et factices. Il y a contraste entre l’authenticité progressive, le ton quasi honnête des entrevues télé, et les dialogues conjugaux qui sonnent faux, comme une sorte d’inversion. Une manipulation du réel dont les effets d’étrangeté sont théâtralement assez puissants. 

Denis Bernard (Roy) et Macha Limonchik (Mary)  / Crédit: Gunther Gamper
Denis Bernard (Roy) et Macha Limonchik (Mary) / Crédit: Gunther Gamper

 

À l’Espace GO jusqu’au 21 mars 2015