Théâtre à lire : Un extrait de Tungstène de bile, de Jean-François Nadeau
Scène

Théâtre à lire : Un extrait de Tungstène de bile, de Jean-François Nadeau

À ses heures poète, puis comédien, Jean-François Nadeau est tout cela à la fois dans le spectacle Tungstène de bile, présentement à l’affiche à Montréal. Le recueil de poésie paru aux Éditions de l’Écrou en 2013 trouve une incarnation scénique décoiffante sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui. Nous vous en offrons un extrait.

On dit que le Québec actuel, à l’image de l’Occident, vit une montée de la droite et du conservatisme. Que la question nationale n’est plus l’enjeu central autour duquel se déchirent les familles, au profit de débats gauche-droite qui rappellent ceux qui ont toujours opposé les Français, les Américains ou les Italiens.

Dans son texte Moutarde, chou et museau, Jean-François Nadeau raconte, dans une langue imagée, le bras de fer d’abord amusant puis de plus en plus violent qui oppose deux frères autour d’un hot-dog et de divergences d’opinions sur les grèves des CPE ou le budget du Québec. Chacun s’arme de ses préjugés et de sa colère, dans une lutte qui ne se terminera pas dans la tendresse dans laquelle elle a commencé.

En ces temps d’austérité et de renaissance du printemps d’indignation, nous vous offrons l’intégral de ce poème de famille et de société, dans lequel de nombreux frères vont assurément se reconnaître.

 

 

MOUTARDE, CHOU ET MUSEAU

 

Y’a pas meilleur que mon frère

pour sourire à l’inconnu

pour répondre à une formalité avec bonheur

ou pour donner l’signal «c’est correct vas-y» à un aut’ char

 

Avec lui c’matin

le stationnement trop grand sans arbre est

constructiviste

la machine à toutous est

utile

et la une du Journal de Montréal

surprend

 

On est assis à la Belle Province

fiers d’un premier stretch de rénos plates chez eux

excités d’bouffer moutarde chou et museau

à onze heures moins dix

 

On mange trop vite

comme avant une pratique de hockey en ‘86

surpris

de s’aimer sans efforts

 

Mais on était que dans l’geste ou presque

en équilibre sur le couvercle des idées

(comme d’habitude)

quand une mouche tsé-tsé veux dire

s’arrête entre nos deux cabarets de l’interdit

 

Y m’confie à la va-vite se sentir pris en otage

par les éducatrices (et l’éducateur) en grève

au CPE d’ses filles

 

Incapable d’avaler

un tel non-lieu commun

je lâche ce rire

qui l’rend fou tout de suite

et c’est parti pour qu’on n’en revienne juste pas

 

Y m’pique avec une immense fourchette qui pète à rien

je l’cherche en grattant la terre avec ma paille

y’astique ses menottes

j’y r’mets la clé de l’hôtel

y s’prend pour une puppet à fils

j’enfile ma cagoule de sous-commandant

y caquette que ça fait 60 ans que la gauche règne

je beugle qu’y confond pommes, oranges et baloney

y joue au gars qui lit

et crie que le Québec est riche de ses peurs

j’réponds qu’y’a peur oui mais d’une seule chose

et c’est de l’inconnu

y’allume le pétard mouillé de l’immobilisme

je l’avale pour mieux roter l’urgence

y m’compare encore à un porte-parole à tresses d’une coop de beurre de karité

j’vacille en enlignant tissu et social

y m’fait la prise du court terme

j’déroule mon tapis d’initiatives innombrables

y pointe des fleurs en formes de vieilles souches

ça dérape sur le rôle du cégep

et ça fait des tonneaux pour des barils

 

On échoue dans le sous-sol minier

y sort son glaive oxydé de la croissance

j’crache mon qu’est-ce tu veux dire par «c’est ça la game

y m’d’mande si chus prêt à baisser mon niveau de vie

j’réponds oui

et pourtant le combat de chiens continue

 

Y m’dessine le principe

d’la pyramide de verres de champagne

j’y rappelle que l’verre d’en haut est une piscine

y m’décore d’une cravate qui trempe dans rêverie

m’dit que j’ai besoin d’une bouilloire sur ma truie

m’rentre son gobelet de Coke diète jusqu’au tympan

m’sert son petit va-et-vient du believe

avant de m’mettre l’autre joue

dans son restant d’extra fromage

 

Les clients se plaignent

le responsable du mercredi nous jette dehors

on s’bine pas d’classe dans rampe d’accès

comme dans le temps

où les melons d’eau avaient des noyaux

et même pire qu’la fois où je l’avais espionné

dans douche avec Isa Rivest

 

Deux ans plus tard

chus toujours sans nouvelles de lui

et en passant devant cette Belle Province

j’m’ennuie d’ma scie que j’ai laissée

dans sa descente de cave

 

Rien de plus normal

que d’avoir un frère absent de tout son prisme

mais le temps presse

et des zombies

reniflent nos toits

 

Alors j’vas me r’mett’ à respirer

au pied d’un volcan

avec ma cape d’orgueil à terre

Et le jour où la paix me fera d’l’oeil

y’aura bien sûr beaucoup d’alcool

et j’te dirai que de cette lave ne pourra pousser qu’un seul type d’arbre

que le fruit de cet arbre sera la seule nourriture d’une seule espèce d’oiseau

et tout c’que tu trouveras à dire

c’est de m’demander

le plus sérieusement du monde

si l’oiseau se mange.
 


 

Tungstène de bile est à l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 4 avril