Disparaître ici : Génération dopée à Brett Easton Ellis
Scène

Disparaître ici : Génération dopée à Brett Easton Ellis

Pour toute une génération d’artistes, suivre les traces de Brett Easton Ellis en mettant en scène des jeunes gens narcissiques et poudrés semble être la voie naturelle à emprunter. Dans Disparaître iciJocelyn Pelletier et Edith Patenaude réussissent leur pari d’actualiser le nihilisme de la génération X dans une exploration de l’égomanie des Y.

Il y a des émules de Brett Easton Ellis au Danemark, en France ou en Russie, et celui qu’on a identifié comme l’auteur emblématique de la génération X (ou génération No Future) semble résonner encore plus fort chez la génération suivante, qui vit de manière encore plus crue son rapport à la porno et ose encore davantage la bicuriosité, mais qui, surtout, a poursuivi la marche vers un narcissisme assumé et affiché sur toutes les tribunes possibles. Pas étonnant qu’on continue de voir apparaître, bon an mal an, de nombreux auteurs revendiquant leur filiation avec le célèbre écrivain américain, avec un talent plus ou moins égal.

Au Québec cette année ont ainsi surgi quelques oeuvres exaltées mettant en lumière la vie déroutée de trentenaires séduisants et friqués, consacrant leurs soirées à sniffer et à séduire, avant de baiser joyeusement, en groupe la plupart du temps. Exprimant une liberté revendiquée autant qu’une abdication à construire autre chose que du plaisir éphémère, les vies racontées dans Sports et divertissement, de Jean-Philippe Baril-Guérard ou dans Ils étaient quatre, de Mani Soleymanlou et Mathieu Gosselin, sont indéniablement et talentueusement calquées sur celles que narraient Brett Easton Ellis dans les années 80 et 90. Mais c’est la pièce Disparaître ici, laquelle assume plus directement ses emprunts à Moins que zéro ou American psycho, qui sonne la plus juste. Edith Patenaude et Jocelyn Pelletier réussissent brillamment leur palimpseste, inventant des personnages obésédés par leur plaisir mais aussi et surtout par leur image, transformant ainsi le portrait d’une jeunesse nihiliste en celui d’une jeunesse hédoniste qui ne vit que dans l’espoir de la médiatisation de soi, dans une insistante observation (et diffusion) de son propre reflet.

Crédit: Charles Fleury
Crédit: Charles Fleury

 

Les connaisseurs de l’oeuvre de Brett Easton Ellis reconnaîtront donc, à travers de nouveaux personnages et de nouvelles situations, des éléments issus de Moins que zéro (fêtes arrosées et bicuriosité), d’American psycho (meurtres en série et snuff movies), des Lois de l’attraction (couples et flirts emmêlés) ou de Suites impériales (confusion entre réalité et fiction, à travers un glissement vers le tournage d’un film). La première réussite de la réécriture de Pelletier et Patenaude réside ainsi dans cette architecturation protéiforme mais pourtant cohérente et naturelle, laquelle se construit dans une narrativité puissante. Mais leur travail est aussi, et surtout, un travail sur la langue. Rythmée, logorrhéique, nerveuse et autoréférentielle, elle rend bien le superficialisme des personnages et leur culte de l’image de soi.

Exacerbé par les réseaux sociaux et le phénomène de l’individu-média, cette perpétuelle mise en scène de soi est typique de l’époque actuelle mais elle entre en résonance profonde avec la notion de plaisir individualisé qui caractérise les personnages d’Ellis – centrés sur eux-mêmes et sur l’accès à une intensité festive et sexuelle en tout temps. La cocaïne est de la partie, mais aussi l’incontournable MDMA…

Le sexe sans filtre et sans conséquences, ou le sexe varié (bicurieux et à partenaires mutliples), est central dans l’oeuvre du romancier américain et se trouve ici accentué. Même chose pour l’évocation du snuff movie, ou plus largement la fascination pour le pornographique, le gore et le sanglant, qui sont racontés à travers leur accessibilité en ligne et leur «mainstreamisation». Patenaude et Pelletier montrent la fascination toute naturelle, la quasi-jouissance des personnages devant un snuff movie, leur quasi absence d’étonnement devant le plaisir que celui-ci leur procure, allant un peu plus loin que Brett Easton Ellis dans ce territtoire.

Guillaume Perreault dans Disparaître ici / Crédit: Charles Fleury
Guillaume Perreault dans Disparaître ici / Crédit: Charles Fleury

La pièce y progresse intelligemment, racontant par glissements la manière dont un groupe d’amis obsédés par l’image et par la séduction se retrouvent acteurs d’un snuff movie sans trop s’en rendre compte. Sur scène, portés par des acteurs énergiques et intenses, vit une génération qui a intégré des comportements d’obsession d’image au point de ne plus être dans la réalité, de se savoir partie prenante d’un film qui va mal se terminer.

La direction d’acteurs, musclée, est à l’avenant.  Jouant face au public, s’adressant directement à un spectateur dont ils attisent le regard, les comédiens s’ignorent les uns les autres dans un mécanisme théâtral efficace, cohérent avec l’exposition de soi dans laquelle se vautrent les personnages.

Dans la superposition de répliques se lit l’absence d’écoute, le je-me-moi, la séduction, le désir de plaire, au détriment de l’empathie. L’univers plastique est également signfiant: des bâches de plastique créant des ilôts dans lesquels les personnages sont isolés et objectifiés, surtout les femmes. Voilà qui évoque efficacement une culture d’image de papier glacé, de chosification de l’humain. Porgressivement, les toiles de plastique seront arrachées pour agrandir l’espace et plonger dans l’onirisme, pour une finale qui bascule dans le cauchemar, sans entraves.

Au Théâtre La Chapelle