Le cinquième hiver : La traversée du temps
Scène

Le cinquième hiver : La traversée du temps

À l’aube de la cinquantaine, les Catalans María Muñoz et Pep Ramis témoignent de l’évolution de leur relation intime et artistique dans Le cinquième hiver, donnant une nouvelle preuve de leur immense talent. Une œuvre grandiose d’humanité, de poésie et d’intelligence.

Il regarde le ciel avec d’étranges lunettes. Elle arpente leur territoire de jeu, en teste les limites. Leurs silhouettes noires se découpent sur la blancheur immaculée du sol et d’un mur amovible qui restreint d’abord la scène et recule pour lui donner plus de profondeur. Espace à géométrie variable qui resserre ou élargit le cadre de la relation, l’ouverture des esprits.

Souple, légère, précise, María Muñoz glisse sur la page blanche d’une vie à raconter. Bras et jambes forment les pleins et déliés de sa danse calligraphique. Nuque et poignets se brisent pour ponctuer les phrases. Chez elle comme chez Pep Ramis, les mains et le visage sont éloquents sans être théâtraux. Leurs corps s’attirent sans s’aimanter. Les années de vie commune leur ont donné le sens de la juste distance dans les moments de tendresse et de complicité autant que dans la tension et les affrontements. Amis même dans le désaccord. Solidaires face aux défis du temps qui passe et de ce Cinquième hiver, dernière saison de la vie à goûter. Égaux jusque dans la distribution du poids des corps dans ce qui semble être, à un moment donné, la traversée d’un désert de glace.

Crédit: Laurent Philippe
Crédit: Laurent Philippe

La pièce elle-même est une traversée. Celle de l’intimité partagée sur plus de 25 ans entre amour et exaspération; celle des hauts et des bas d’individus en perpétuelle évolution; celle, aussi, semble-t-il, d’une tristesse venue du fond des âges, d’un héritage à transcender. Y aurait-il allégorie du peuple espagnol qui, de l’occupation des Maures et de l’Inquisition à la dictature et à la catastrophe économique actuelle, a accumulé les souffrances et les raisons de s’indigner? Cette histoire collective vibre dans les mélopées arabisantes qui parlent d’ennemis et dans le lamento flamenco épuré jusqu’à l’os par la Française Fanny Thollot.Composée d’éléments disparates et laissant grande place aux silences, sa trame sonore contribue à étirer le temps et l’espace par, notamment, une subtile spatialisation du son.

Les jeux complexes de lumières et la poésie sont d’autres éléments qui façonnent et colorent cette œuvre d’art total. Distillés par la voix de la Tunisienne Alia Sellami, les vers de l’Italien Erri de Luca parlent du rapport à la Terre, des sempiternelles guerres, de la mémoire, de la mort, de la difficulté d’être en soi et dans la relation… Elle a inspiré la création chorégraphique et lui donne une résonnance sans imposer de sens. Car l’une des grandes forces du Cinquième hiver, c’est qu’elle multiplie les images et les pistes de lecture sans n’en figer aucune. Rien n’y est surligné, rien n’y est surjoué. D’une totale justesse et d’une présence aussi délicate que puissante, Muñoz et Ramis forcent l’admiration. Et s’ils n’inventent rien du point de vue de la forme, la qualité technique, la force dramaturgique, la structure et la cohérence de cette œuvre la classent au rang de l’excellence.

Crédit: Laurent Philippe
Crédit: Laurent Philippe
À l’Agora de la danse jusqu’au 1er mai