FTA / Carrefour / Tiago Rodrigues : «Apprendre par coeur, c'est lire avec violence.»
FTA 2015

FTA / Carrefour / Tiago Rodrigues : «Apprendre par coeur, c’est lire avec violence.»

Dans By heart, l’un des spectacles les plus attendus du Festival TransAmériques et du Carrefour international de théâtre de Québec, le Portugais Tiago Rodrigues invite les spectateurs à une aventure de mémorisation collective d’un texte. L’apprentissage par coeur y devient carrément geste de résistance. Entrevue.

«Apprendre par coeur, c’est lire avec violence». Tiago Rodrigues a le sens de la formule. Dans un français admirable, appris alors qu’il travaillait avec la célèbre compagnie belge TgStan, il raconte comment la notion d’«apprentissage par coeur» est devenu à ses yeux synonyme de «résistance». «Personne ne peut nous voler ce qu’on a appris par coeur, dit-il, et qui ne nous quittera jamais si on continue à le mémoriser. L’apprentissage par coeur est un geste de résistance humaine contre les totalitarismes.»

Rodrigues est évidemment un grand lecteur, depuis la tendre enfance. Mais un comédien, dit-il en substance, n’est pas un lecteur comme les autres. C’est en devenant acteur qu’il a pris conscience du pouvoir de la mémorisation: une manière de lire dans les sous-couches de l’écriture et de s’approprier véritablement les mots couchés sur papier, en faisant émerger de nouveaux sens. «Quand je suis devenu acteur, s’enthousiasme-t-il, j’ai découvert le plaisir du labyrinthe de l’écriture à travers le travail théâtral. Un lecteur normal voyage dans ce labyrinthe comme un flâneur. Un comédien voyage dans ce labyrinthe littéraire avec grande exigence, et, à travers la parole dite, il trouve des nouveaux sens par le phénomène de la répétition des sons. L’acteur peut devenir étranger à un texte alors qu’il ne fait qu’en répéter les phonèmes, mais étrangement à travers ce phénomène émerge de nouvelles lectures du texte – parce qu’on mange les phrases, on les digère, et elles finissent par nous appartenir, par se déposer en nous d’une manière très personnelle. On devient propriétaires de ce qu’on lit, en quelque sorte.»

Quand sa grand-mère a appris qu’elle allait devenir aveugle, elle s’est naturellement tournée vers son petit-fils pour qu’il lui transmette un peu de cette conviction qu’elle pouvait tout combattre à l’aide de mots appris et répétés jusqu’à l’excès. «Je veux mémoriser un livre, lui a-t-elle dit, pour continuer à vivre mentalement même si je perds les yeux et la capacité de voir le monde.» Rodrigues s’est mis à la recherche du livre parfait, du texte significatif que sa grand-mère allait porter en elle pour «combattre la tyrannie de la cécité, mais aussi la tyrannie du vieillissement et de la mort». De cette quête est née le spectacle By heart, où des spectateurs triés sur le volet sont invités à monter sur scène pour mémoriser avec lui des extraits de sonnets de Shakespeare.

«À mes yeux, la résistance de ma grand-mère contre son propre déclin peut être mise en parallèle avec bien d’autres situations d’adversité. L’apprentissage par coeur peut être un geste de résistance contre d’autres totalitarismes, qu’ils soient politiques, sociaux ou psychologiques. J’aime beaucoup, par exemple, l’idée de résister aux ordinateurs qui mémorisent tout à notre place. Je pense qu’il faut faire confiance à la mémoire et même à ses oublis, parce que de ces trous de mémoire émergent également la créativité et l’imaginaire, dont nous avons plus que jamais cruellement besoin.

By heart est un exercice rappelant puissamment le caractère collectif et rassembleur du théâtre – Rodrigues promet une forme de catharsis – mais c’est aussi un rappel d’une imperfection humaine qui a pourtant été au fondement de l’érection de nos civilisations. «La vulnérabilité que ce spectacle met à jour, à travers les limites de la mémoire humaine, me touche beaucoup. L’imperfection est un levier de civilisation. On ne peut pas tout se rappeler et tout savoir – nos sociétés sont aussi fondées là-dessus, car cela permet la transmission, qui est un geste fondamental à toute communauté et à tout progrès.»

Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que Rodrigues utilise le texte sur scène comme outil militant ou comme geste de résistance. Son précédent spectacle se fondait sur une collection de textes fascistes au sujet du théâtre: des documents rédigés par les censeurs pour empêcher les représentations théâtrales. «C’était pour moi, dit-il, une douce vengeance de transformer les censeurs en auteurs de théâtre. Pendant le régime fasciste, les spectacles étaient davantage censurés que l’édition, à cause du danger contagieux de l’assemblée théâtrale. Quand on dit à voix haute un texte appris par coeur, on opère d’emblée le phénomène de transmission.»

Mais la grande question demeure: quel texte allait donc correspondre à l’important projet de mémorisation de sa grand-mère. Par où commencer? Où et quoi chercher? «Intuitivement, j’ai cherché des histoires sur le fait d’apprendre des textes par coeur, chez les poètes et chez les historiens comme chez les essayistes. J’en ai trouvé des tonnes, et il en reste beaucoup de traces dans le spectacle. J’ai cherché chez Boris Pasternak, chez Georges Steiner, puis je me suis pris d’affection pour le personnage de Montag dans Farenheit 451. Le spectacle est né de cette quête: je voulais continuer le cycle de transmission initié par ma grand-mère.»

Sont alors apparus les sonnets de Shakespeare. «Les pièces de Shakespeare me font peur», dit Rodrigues, qui s’appête pourtant à proposer une relecture d’Antoine et Cléopâtre au festival d’Avignon. «Elles sont trop belles, trop complètes, trop complexes. Je sens que je n’ai pas les outils. Mais j’aime travailler à partir de ses écrits, dans des versions plus minimales. Les sonnets que nous explorons dans By heart sont taillés dans le lyrisme baroque de Shakespeare mais ils sont plus faciles à apprivoiser et ils parlent beaucoup du pouvoir de la mémoire. Ils se sont imposés.»

Les 25, 26 et 27 mai au Théâtre Périscope (Québec), dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec
Les 29,30 et 31 mai à la 5e salle de la Place des Arts, dans le cadre du FTA