Théâtre à lire: M pour Migrant, de Thierry Janssen
Scène

Théâtre à lire: M pour Migrant, de Thierry Janssen

À Mons capitale culturelle 2015, Olivier Choinière a orchestré une nouvelle version de son Abécédaire des mots en perte de sens: une occasion de découvrir des auteurs wallons dont les préoccupations sociales rejoignent les nôtres. Nous vous offrons en intégralité la lettre du Bruxellois Thierry Janssen, qui s’adresse au petit Aylan avec des mots percutants et émouvants.

Comédien, metteur en scène, scénariste et auteur dramatique, Thierry Janssen s’intéresse aux personnages décalés, hors-norme, à ceux qui basculent dans la folie ou vivent dans les marges et dans leur imaginaire foisonnant. La société de l’image, ou l’influence de la télévision et du cinéma, sont également dans sa ligne de mire: son travail s’en inspire autant qu’il s’en dissocie, y posant un regard critique. Mais il est aussi observateur de la jeunesse et de l’adolescence, avec un ancrage fort dans le social, notamment dans sa pièce Happy sleeping, qui « témoigne du malaise et de la fragilité d’une génération se sentant abandonnée ». Il a aussi écrit Facteur humain, une pièce jeune public fort remarquée,  notamment lauréate du Prix des Metteurs en scène étrangers 2005-2006.

Comme acteur, il a joué sur de nombreuses scènes bruxelloises, notamment sous la direction de Wajdi Mouawad dans Tu ne violeras pas, d’Edna Mazya.

À Mons, dans le cadre de l’événement Ailleurs en Folie qui met en lumière le théâtre montréalais, Janssen a répondu à l’invitation du compatriote Olivier Choinière et a écrit, autour du mot « migrant », une touchante lettre au petit Aylan Kurdi, qu’il a lue sur la scène de la Maison Folie dans une toute nouvelle version du spectacle Abécédaire des mots en perte de sens.

Nous vous offrons l’intégralité de cette lettre.

 

Notre journaliste est à Mons avec le soutien des Offices jeunesse internationaux du Québec (LOJIQ) et de Wallonie-Bruxelles Tourisme.

 

***

 

M pour Migrant : Une lettre à Aylan Kurdi

par Thierry Janssen

 

Thierry Janssen
Thierry Janssen

Bruxelles, lundi 14 septembre 2015

Cher Aylan,

Petit bonhomme…Où que tu sois, je t’écris ces quelques lignes de ma plume trempée de colère et de larmes. Trois ans. Tu as presque l’âge de mes jumeaux. Sauf que pour toi, le chemin s’arrête ici. Trois ans…pour l’éternité. Et j’implore les étoiles que mes enfants n’aient jamais à affronter les terribles épreuves que toi, ta famille et tant d’autres avez dû traverser.

Je t’écris de Bruxelles, capitale de cette vieille Europe, forteresse hautaine et inerte, qui depuis quelques mois érige murs barbelés, barrières de dissuasion, radars, diffuseurs de gaz lacrymogènes, détecteurs de mouvements… Bref, tout un ensemble de systèmes de surveillance sophistiqués et de dispositifs militaires mis en service dans l’unique but de vous barrer la route.

Quoi qu’en disent les démagogues comme Viktor Orban, Marine Le Pen, Bart De Wever, Robert Ménard et cette foule d’anonymes sur le Web qui répandent la peur et le fiel, ces murs n’arrêteront pas des réfugiés prêts à risquer la mort pour les franchir. Ces populistes méprisables sont prêts à dépenser des milliards pour barricader l’Europe, tout en comptabilisant froidement le nombre de morts hebdomadaires. Des morts qu’ils aimeraient nous présenter sans visage, sans histoire, sans humanité…Juste des « migrants » sans nom. Des centaines de milliers de « migrants » musulmans pour la plupart! (Charles Martel revient! Repoussons cette invasion de barbares!) Ces « migrants » s’amassant aux frontières de notre Europe autoproclamée « civilisée » pour profiter de notre avantageux système social, nous voler notre travail, nos femmes, nos enfants. Il paraîtrait même qu’en leur sein se cacheraient de dangereux terroristes!

Des « migrants », Aylan. Voilà comment ils vous qualifiaient toi et les tiens. Jusqu’à ce qu’ils découvrent l’image de ton minuscule corps sans vie, face contre sable, sur une plage turque. Symbole de l’Humanité échouée. De notre Humanité perdue.

Mais revenons-en à ce terme de « migrant » balancé sans retenue ni réserve dans les médias, les réseaux sociaux, les bistrots…

Pas « émigrés », pas « immigrés », mais : « migrants »! Quand on désigne un émigré, on le définit par l’endroit d’où il vient. Quand on évoque un immigré, on atteste qu’il est d’ici, même s’il est né ailleurs. Mais un migrant? Il erre sans origine et sans destination. Il vient de nulle part et ne va nulle part. C’est un nomade condamné à errer éternellement. Il n’a ni de place ici, ni ailleurs!

Le Daily Mail a posté sur son site internet des extraits de célèbres ouvrages nazis, dont le « Mein Kampf » d’Adolf Hitler en remplaçant le mot « juifs » par le mot « migrants »…

Par exemple : « Cette lutte contre les « migrants » est sans équivoque. Toute demi-mesure mènera à notre propre destruction. Il n’y a pas d’autre choix que de mener un combat sans pitié contre eux, sous toutes les formes. »

Cette citation de Robert Ley, organisateur du parti nazi, où un seul mot a été changé s’est classée dans les commentaires les plus appréciés. En tout, les huit citations nazies modifiées ont recueilli 480 votes positifs et seulement 16 contre! Les journalistes anglais en concluent : « Il semble donc que le débat sur les « migrants » ait atteint un point où les discours de haine objective parviennent à passer pour des opinions politiques populaires. »

Tous vous ont réduit à ce statut de migrant, comme si l’unique but de votre vie était de venir frapper à notre porte. Occultant ainsi le fait que derrière chaque demandeur d’asile se cache un homme ou une femme avec son histoire, son passé…Un homme ou une femme qui a grandi quelque part, qui a eu une enfance, qui a des attaches, un endroit où il s’est senti chez lui.

Tu es né pendant la guerre, Aylan. Tu n’as connu que ça.

En octobre 2014, les combattants djihadistes de Daesh s’emparent de Kobané, ta ville. En janvier dernier, les Kurdes, soutenus par les forces aériennes de la coalition internationale, libèrent la cité. Ce qui n’empêche pas le massacre de 200 civils en juin, lors d’un raid djihadiste. Tu as échappé à la mort, mais Kobané est en ruine et la menace de Daesh toujours présente. Ta famille décide alors de passer la frontière turque avec pour horizon non pas l’Europe, mais le Canada où vivent des proches. Ottawa a refusé votre demande d’asile, mais ta Tante Teema qui travaille comme coiffeuse à Vancouver depuis plus de 20 ans, ne désespère pas de pouvoir intercéder en votre faveur. C’est sur cet espoir que tu te retrouves à embarquer en pleine nuit, seulement vêtu de ton petit t-shirt rouge, de ton bermuda bleu et de tes baskets à scratchs. La traversée fait moins de 20 kilomètres. En ferry, elle n’excéderait pas 45 minutes et aurait coûté 3 euros à un enfant né du bon côté. Mais toi, tu l’as payée de ta vie.

Qui sommes-nous pour croire que nous méritons la liberté plus que d’autres? Qui sommes-nous pour oser vous interdire la vie et la paix? Qui sommes-nous pour penser que cet exil est un choix et non une nécessité? Comme si tu avais choisi de naître dans le chaos!

Sur cette plage, tu sembles dormir paisiblement, la tête encore tournée vers d’où tu viens, le reste de ton corps échoué sur cette « Terre Promise »… Cette image raconte tellement tout : notre honteuse lâcheté, notre totale irresponsabilité, notre misérable échec. Si cette photo ne change pas le regard de l’Europe, qu’est-ce qui le fera?

Ce mot « migrants » lancé à tort et à travers depuis des mois jusqu’à en perdre tout sens, est dorénavant associé au prénom d’un enfant et à d’autres. Comme si nous avions redécouvert l’humanité cachée derrière ce terme sans âme et abstrait… »Migrants ».

Bien sûr, passé le choc émotionnel, beaucoup se sont réfugiés dans les tours glacées du cynisme. Pour eux, l’exploitation de ton image n’était rien qu’une arme de plus exploitée par les médias, une photo pour soulager nos consciences… « Soulager nos consciences », tu parles! Bien au contraire, nos consciences, plombées, se sont noyées avec toi. C’est devenu une coutume, au siècle du « buzz », de Twitter et Facebook, d’être un jour choqué, ému, révolté…et le lendemain de devoir faire face à ceux qui, réfutant toute sensibilité au nom de la « manipulation des masses », jettent un regard froid et cynique sur la pire des horreurs. Ces derniers, extrêmes à leur manière, sont aussi aveugles et sourds que ceux qu’ils accusent de suivre le sensationnalisme comme des moutons! Prenons garde à la sensiblerie, mais ne perdons jamais notre sensibilité.

Notre société a besoin de symboles pour évoluer. Et tu en es devenu un, petit ange. Je sais, ça te fait une belle jambe! Mais, remarque, depuis que tu t’es envolé vers d’autres horizons plus paisibles, depuis que tu as tendu vers nous le miroir de notre inhumanité, dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans la rue, on n’entend presque plus le terme « migrant ». Il a été troqué par celui de « réfugié ». Comme si tu leur avais à tous ouvert les yeux, offrant aux tiens une sorte, un début de légitimité.

Cette lettre qui t’est destinée, je la place dans une bouteille qui sera jetée à la mer. Ce n’est pas un S.O.S., mais un message d’amour à toi et aux centaines de milliers d’êtres humains qui, ayant tout perdu, cherchent en ces temps incertains un refuge pour ne pas mourir.

Repose en paix, petit Aylan. Enfin en paix.

PS : Toi qui as découvert cette lettre et qui l’a parcourue, remets-la dans une bouteille. Si tu le souhaites : ajoutes-y à ton tour un message et après rejette-la à la mer.

Car c’est là qu’est sa place.

Qu’elle se perde dans les flots tumultueux qui ont volé la vie de cet enfant et de milliers d’autres…

« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. » (Martin Luther King)