Théâtre à lire: Sur la montagne, nue, de Anne-Julie Royer
Scène

Théâtre à lire: Sur la montagne, nue, de Anne-Julie Royer

Anne-Julie Royer enseigne le français au Cégep Limoilou et elle a aussi sa propre production littéraire. Cet automne, la prometteuse auteure de Québec présentera sa toute première pièce à Premier Acte après un accueil chaleureux au Jamais Lu de 2014.

Écrit dans un style près de celui de Duras, son texte pose un regard féminin et lumineux au monde. Il s’agit, concrètement, d’une succession de contes portés par quatre monologuistes qui communiquent indirectement entre elles. Les quatre comédiennes explorent toutes les époques de la vie d’une fille, de l’enfance à la vieillesse.

L’écrivaine nous fait le cadeau d’un extrait du conte Mers, du passage qui met en vedette un personnage nommé Rose. C’est doux.

Sur la montagne, nue sera présenté du 17 novembre au 5 décembre à Premier Acte (Québec).

// À lire aussi: notre entrevue avec Anne-Julie Royer

 

Sur la montagnue, nue

Mers

Rose

1970, Pine Point, ME

Ses cousines, un peu plus âgées, un peu plus rondes, portent déjà le bikini. Leurs jeunes seins le remplissent à merveille. Rose, elle, doit bourrer son soutien-gorge de sacs de plastique pour que dans la mer, la fausse poitrine reste en place. Sa première rencontre avec l’océan, libre des obsessions du corps, inconsciente de la beauté de sa silhouette gracile et bronzée, elle la vit comme une enfant. Les vagues, le sable et ses possibles châteaux, l’odeur puissante du varech, la rumeur du vent qui permet le recueillement et la rêverie malgré la promiscuité des autres, le goût du sel séché sur sa peau, tout l’enchante. Au moins une centaine de fois, elle remerciera sa tante Jeannot de l’y avoir amenée. Au moins cent fois, avant de s’endormir dans le chalet blanc et bleu en planches de cèdre, elle fera l’effort de savourer toutes les minutes et formulera le vœu de revenir très souvent à la mer au cours de sa vie.

 

1979, Pine Point, ME

Début septembre, surlendemain du mariage. Son cœur palpite encore, elle n’en revient toujours pas. Son «époux» conduit la camionnette vers le Maine. Une pluie glacée bat le pare-brise. Ce qu’elle le trouve beau, les cheveux bruns en bataille, le profil attentif à la route, la joie sur les lèvres! Jeunes et pauvres, comme tous les rêveurs de leur époque, leur voyage de noces n’a rien de bien exotique ou de fastueux. Elle a choisi de partager avec lui les étés de sa jeunesse. Enfin se rencontrent l’aventure amoureuse et le lieu du rêve. Nous planterons notre tente sur la plage, ferons l’amour à la belle étoile, pense-t-elle. Mais déjà, l’automne assombrit la mer et refroidit le sable. La première nuit, couverts de laine et de manteaux, en cuillère sous l’épais sac de couchage, seules leurs bouches sont nues.

 

1992, Wells, ME

Ils ont réussi à partir vers 4h30 du matin dans une excitation semblable à celle des veillées de Noël. En Westfalia 82 orange brûlé, ils débutent leurs vacances. Les trois petits sont cordés sur la banquette arrière; le cadet au centre, son aînée à la fenêtre et le deuxième à l’autre extrémité, la tête penchée sur la tablette de formica. Elle se détend enfin, assise dans la voiture, après l’aria des bagages à ranger dans tous les racoins du véhicule, la glacière à remplir, les Gravol donnés aux enfants, les billets transformés en dollars américains, la nuit écourtée et le café servi à son homme, fidèle conducteur. Mais elle ne peut pas fermer les yeux comme sa fille et ses garçons. Elle joue son rôle de co-pilote. Elle ne veut rien manquer du voyage. Les frontières et les agents suspicieux. Jackman la délabrée, la mal léchée avec ses maisons au parement de bois défraichi. Les montagnes et les puissantes rivières vierges. Skowhegan et son gargantuesque American breakfast. Puis l’autoroute et très vite, l’iode enivrant de la mer.

 

2001, Ogunquit, ME

Ses trois adolescents ont accepté de venir à la plage encore cette année. La plus vieille, jeune adulte, a amené sa meilleure amie. Les garçons ont les cheveux longs et des gros écouteurs sur les oreilles. Elle se demande ce qui trotte dans leur tête. Ils fixent l’horizon, fermés sur eux-mêmes. Regardent-ils les femmes à la dérobée? Pensent-ils à une copine laissée à Québec? Sont-ils heureux ou anxieux? Le vent balaie leurs visages immobiles. Au loin, sa fille et son amie ramassent des coquillages et des cailloux. Elles sourient, écrivent des mots dans le sable. Offrandes. Souhaits. Amours secrètes. Elle se rappelle l’amitié fusionnelle de la jeunesse, les heures, les soifs partagées. Son mari dort sur le sable, sous le parasol. Elle couvre ses pieds laissés au soleil, se couche contre lui, embrasse sa nuque marine.

 

2014, Pine Point, ME

Elle a loué le chalet de sa première fois à la mer. La fois des cousines et des sacs de plastique dans les bonnets, la fois de l’émerveillement. Les murs ont été repeints. Le décor, à peine changé. Coquillages, billes de verre, voiliers miniatures, galets sur l’embrasure de la fenêtre.  Son petit-fils pointe du doigt les étoiles de mer séchées et déposées dans une assiette: Regarde! Regarde! Grand-maman Rose! Laurent a deux ans et demi. Elle va lui montrer l’océan, le sable fin, les sauts dans les vagues, les poursuites de goélands. Quelle joie! Quel vertige! Plus de quarante ans la séparent de sa découverte de Pine Point, de son adolescence. Les marées inlassables suivent leur cours. Les pierres, les carcasses de crabe et les algues se transforment en poussière. Le temps a pétri sa peau brune et sa silhouette. Il lui semble que le paysage a moins changé que son corps, qu’il résiste mieux aux intempéries, aux hivers. Le grand-papa attendri creuse des tranchées avec Laurent. Un puissant amour la submerge en les regardant. La mer porte tout, le bonheur, la beauté et l’implacable fin des choses. Laurent la tire par la main: Dans l’eau! dans l’eau! crie-t-il.