Alain Finkielkraut : Le risque de la pensée
Société

Alain Finkielkraut : Le risque de la pensée

Philosophe célèbre, ALAIN FINKIELKRAUT était de passage à Montréal la semaine dernière. Les deux auteurs de L’Archipel identitaire l’ont rencontré, et l’ont questionné sur sa vision du rôle de l’intellectuel dans le siècle de l’image. Que veut dire «penser» au siècle des machines?

Alain Finkielkraut est l’un des intellectuels français les plus médiatiques et les plus prolifiques. Il a publié de nombreux essais philosophiques (dont La Défaite de la pensée et, récemment, L’Humanité perdue), et se retrouve régulièrement sur la ligne de front de batailles politiques aussi bien françaises qu’internationales. Ainsi, pendant le conflit en ex-Yougoslavie, il s’est déclaré favorable au droit des «petites nations» à l’autodétermination, une position courageuse puisqu’en France, la sympathie officielle penchait plutôt du côté serbe et du principe de fédération.

Finkielkraut était de passage à Montréal pour participer au colloque «Nationalité, citoyenneté et solidarité», qui s’est tenu la fin de semaine dernière à la maison de la culture Côte-des-Neiges et qui était organisé par le Département de philosophie de l’Université de Montréal et le Groupe de recherche sur le nationalisme (GRENAT). Nous en avons profité pour discuter de l’engagement des intellectuels avec cet esprit fin qui a faim d’esprit.

L’intellectuel doit-il parler au nom de son groupe d’appartenance ou au nom de principes universels?

Les intellectuels sont l’émanation de la philosophie des Lumières, qui réduisait l’histoire humaine au conflit entre la raison et les préjugés. Les intellectuels, représentant la raison, prétendaient pouvoir délivrer l’humanité de l’obscurantisme. Au vingtième siècle, beaucoup d’intellectuels se sont laissé séduire par le communisme, monstrueux avatar des Lumières. Suite à l’effondrement de l’idéologie marxiste, on ne peut pas revenir au schéma conquérant des Lumières et réduire les problèmes humains à cette dualité entre raison et préjugés. Nul ne peut considérer qu’il est le dépositaire de la vérité.

Etre un intellectuel aujourd’hui, c’est donc tenter de penser l’événement à ses risques et périls. Je ne peux plus me référer à la raison ni me réclamer d’une autorité supérieure. Certes, je m’exprime au nom de principes mais j’interviens plutôt lorsque je considère qu’une réalité est mal perçue et qu’il est nécessaire d’apporter sur elle un nouvel éclairage.
Je ne voudrais pas devenir une sorte de pétitionnaire professionnel. Je n’interviens que lorsqu’il me semble que ce que j’ai à dire n’est dit par personne et qu’en m’exprimant, j’aide à la compréhension des choses. Je ne dissocie donc pas le désir d’intervenir de la passion de comprendre.

Que pensez-vous des universitaires isolés dans leur tour d’ivoire qui refusent de s’engager sur la place publique?

Je suis pluraliste et je comprends très bien qu’il y ait des gens réfractaires à la bagarre. Ils ne peuvent s’épanouir et même penser que dans le silence et la discrétion. Quant à moi, je n’interviens pas seulement pour assumer un rôle moral mais aussi parce que c’est là ma manière de faire et de penser. J’ai besoin de l’événement et c’est face à lui que mon cerveau se met en activité.

J’envie ceux qui, au lieu de penser à l’épreuve de l’événement, pensent à l’écart de l’événement. C’est une autre manière de réfléchir. Le problème, c’est quand on ridiculise l’intervention publique au nom de l’objectivité. Cette attitude me semble condamnable et je crois qu’il y a aujourd’hui une sollicitation extraordinaire pour la pensée dans la mesure où nous n’avons plus à notre disposition de grands schémas historiques et philosophiques tout prêts. Nous sommes confrontés à une actualité énigmatique et à des événements dont le sens n’est pas immédiatement clair.

Les intellectuels ont-ils une responsabilité dans la construction et la protection des cultures nationales?

L’intellectuel des Lumières, c’était avant tout l’intellectuel critique, remettant en cause les dogmes de son époque et préparant la Révolution française. Puis une intelligentsia est apparue, qui a eu pour fonction première d’incarner et de défendre la particularité nationale. A partir de ce moment, la vie intellectuelle pouvait se diviser en fonction critique et en fonction d’incarnation.

L’intellectuel critique était toujours présent dans les vieux pays d’Occident déjà constitués en nations fortes, alors que l’intellectuel du second type est apparu surtout dans ces «petites nations», c’est-à-dire celles dont la survie peut être à tout moment remise en question. Ces petites nations avaient besoin des intellectuels pour accéder à la conscience d’elles-mêmes et échapper à la tutelle des grandes dynasties.

Aujourd’hui, dans la mesure où toutes les nations courent un péril semblable devant l’uniformisation du monde, l’intellectuel ne peut pas simplement assumer cette nécessaire fonction critique. Il doit aussi se préoccuper, même dans les grandes nations, de la préservation et de la transmission de l’héritage. Mais peu d’intellectuels issus de la tradition critique sont prêts à accepter cette transition.

Cette transmission de l’héritage n’est-elle pas pourtant au centre d’un certain retour à la mémoire, comme en témoigne la médiatisation d’événements tels que Mai 68 ou le bicentenaire de la Révolution française, voici quelques années? Cela ne traduit-il pas une angoisse face à l’avenir?

Il y a aujourd’hui une peur de l’inconnu assez légitime devant les possibilités biotechnologiques par lesquelles tout semble possible. Certains affirment que l’homme est sur terre pour triompher de la nature et ils célèbrent déjà cette victoire annoncée.
Mais, en contrepartie, tous nos repères symboliques sont grandement perturbés et les surgissements de lieux de mémoire constituent une manière de conjurer cette panique que suscite en nous cette avancée vers l’inconnu. Nous sommes des héritiers et rien ne nous autorise à dilapider systématiquement notre héritage.

Vous insistez d’ailleurs souvent sur les dangers de la technique que vous présentez comme un ennemi de la culture.
Une nouvelle élite émerge qui n’a aucun souci réel de la culture et qui se donne plutôt pour vocation de glorifier l’âge technique dans lequel nous entrons. L’intelligence humaine entre en concurrence avec l’intelligence des machines. Une intelligence purement fonctionnelle est aujourd’hui possible. Elle est délivrée de la culture et c’est dès lors tout un rapport méditatif au monde qui est perdu.
Or, ce que j’appelle culture, ce n’est pas seulement un savoir dont on peut émailler ses conversations mais plutôt cette richesse de compréhension contenue par exemple dans la poésie ou le roman. Il s’agit d’une sensibilité à l’ambiguïté du réel qui s’oppose à un rapport purement fonctionnel au monde.

Mais sur quoi cette sensibilité débouche-t-elle?

Dans un livre commémorant Mai 68, j’ai noté cette citation de Paul Nizan : «Tant que l’homme ne sera pas complètement libre, il rêvera la nuit.»
Cette affirmation exprime l’idée voulant que le but de la politique consiste à créer un homme dont tous les rêves seraient réalisés. Il y a cette tentation constante d’en finir avec le sentiment tragique de la vie et de lui substituer un sentiment lyrique.
Mais l’homme rêvera toujours. C’est cela d’ailleurs que nous apprennent la culture et le roman. Pour ma part, je plaide pour la reconnaissance du tragique.