Société

La SODEC et les librairies : Fermer les livres

Les librairies Champigny annonçaient récemment la fermeture de trois succursales. Il y a deux ans, une autre chaîne importante, Renaud-Bray, frôlait la faillite. Leur point commun? La SODEC, une société d’État qui a voulu jouer à Dieu dans le monde du livre, et qui a perdu. Mais que fait l’État dans la vente au détail?

Durant la première moitié des années 90, la Société de développement des industries culturelles (SODEC), une société d’État qui agit comme banquier des entreprises culturelles, s’est accordé le rôle de maître du jeu sur le marché des librairies québécoises.

Dans le développement effréné que ce secteur fragile a connu, c’est elle qui appelait les coups: un pion à gauche, une tour à droite, avance le fou de trois cases… Cinq ans de manouvres plus tard, force est de constater l’échec des maths de la SODEC: en 1996, les librairies Renaud-Bray évitaient la banqueroute de justesse et, ce printemps, c’est au tour de Champigny de sacrifier la moitié de ses succursales pour sauver le reste de l’empire. Avant la chute, précipitée par des prêts suicidaires de la SODEC aux deux libraires, Champigny et Renaud-Bray formaient la moitié du réseau de librairies de la province.

«Les problèmes que connaît Champigny aujourd’hui sont en quelque sorte tributaires de ce que Renaud-Bray a vécu en 96, avance Jacques Thériault, rédacteur en chef de la revue Livres d’ici. Les distributeurs de livres ont été échaudés par la quasi-faillite de Renaud-Bray, en perdant beaucoup d’argent. Depuis, ils ont resserré les marges de crédit consenties à TOUS les libraires. Et c’est ça qui a surtout fait mal à Champigny.»

Une stratégie qui avait pour objet de renforcer le réseau québécois de librairies sur son propre territoire, et qui se termine par son affaiblissement. Il était une fois une grenouille…

Une guerre en famille
Entre 1993 et 1995, la SODEC a participé activement à la croissance rapide de Renaud-Bray et de Champigny. Ce que ces libraires avaient mis entre vingt et trente ans à bâtir a doublé de volume en moins de deux ans. Au beau milieu de la pire récession des cinquante dernières années!

Même si le commerce de vente au détail s’effondrait un peu plus chaque jour, la SODEC a béni cette audacieuse démarche, dans un secteur qui, même en temps de croissance économique accélérée, est à faible rentabilité. Champigny a reçu 1,3 million de dollars, ce qui lui a permis notamment d’avaler les librairies Flammarion, un «indésirable libraire étranger», et d’ouvrir d’autres succursales. Renaud-Bray a pour sa part reçu 450 000 dollars. En 1993, Renaud-Bray comptait trois succursales; après le prêt, elle en avait sept, dont une à Toronto, établie avec l’accord de la SODEC!

L’objectif de l’État par cette aide financière était d’assurer la propriété québécoise des librairies, aux dépens de concurrents étrangers, moins disposés – du moins, c’est ce qu’on croit – à donner une place de choix sur les étagères aux auteurs francophones d’ici. «La distribution est le nerf de la guerre dans le domaine du livre, dit Claude Martin, professeur au Département de communication de l’Université de Montréal. C’est difficile de prouver qu’un libraire québécois favorisera un livre d’ici, mais on peut le croire.»

Cependant, les libraires étrangers en sol québécois (l’ennemi à abattre dans cette opération de développement) se révèlent n’être que des moulins à vent. Depuis que Champigny a avalé Flammarion, c’est le calme au front. La guerre commerciale aura donc lieu en famille: où il y a un nouveau Renaud-Bray, il y aura forcément un nouveau Champigny. Et vice versa.

«Quand on regarde la géographie du commerce, insiste Louis Dubé, chargé de projets dans le domaine du livre et des librairies à la SODEC, il n’y a pas beaucoup d’endroits où l’on peut ouvrir des librairies. Alors, forcément, les deux libraires se sont voisinés…» Avec son pouvoir de créditeur, la SODEC avait pourtant le droit d’empêcher la concurrence acharnée entre ses deux débiteurs. Qu’importe, elle a donné son aval à toutes les nouvelles ouvertures de librairies!

De «pas assez» à «trop»
Première victime, Renaud-Bray, qui a fait appel à la loi sur les faillites le 13 mars 1996. Le tiroir-caisse du libraire est exsangue, avec sept millions de dollars en créances, principalement auprès de distributeurs de livres.

Dès les débuts des déboires financiers de Renaud-Bray, la SODEC était à pied d’ouvre pour secourir le libraire. Dans ce dossier, la SODEC ne s’est pas contentée de jouer le rôle du bailleur de fonds cherchant à sauver sa mise: elle voulait mener la danse, une valse nuptiale dans laquelle les deux frères ennemis devaient unir leurs destinées par les liens sacrés de la fusion d’entreprises. «La fusion de Renaud-Bray et de Champigny aurait été une sacrée bonne affaire, croit Jacques Thériault. Ça aurait mis fin à cette guéguerre inutile entre les deux libraires.»
La société d’État semblait maintenant vouloir profiter de la déconfiture de Renaud-Bray pour effectuer un virage à 180 degrés dans sa politique destinée aux librairies. En moins de deux ans, elle est passé de la multiplication des pains au contrôle des naissances. «Il y a trop de pieds carrés de librairies en ce moment au Québec pour ce que le marché est capable d’absorber, confiait, en 1996, Pierre Leblanc, directeur général de la SODEC. Il faut rationaliser dans le milieu, assainir la compétition, et consolider l’industrie après des années de développement majeur.» Qu’entendait-il par consolidation? Réduire de quatre à trois le nombre de grandes chaînes de librairies au Québec: Archambault (filiale de Quebecor), Garneau, et la nouvelle Champigny/Renaud-Bray.
Malgré l’insistance de la SODEC auprès de Raymond Talbot, de Champigny, et de Pierre Renaud, de Renaud-Bray, la fusion n’aura pas lieu.

En 1998, avec le recul, Louis Dubé, confirme. «Il y avait effectivement trop d’espaces de librairies au Québec. Était-ce une erreur d’encourager l’expansion? En tout cas, cela a créé un mouvement qui a rendu le livre de plus en plus accessible. Selon nos prévisions de l’époque, on aurait pu espérer plus de succès. Mais la situation économique difficile s’est poursuivie et cela a freiné la croissance des deux libraires.»

En fait, ça a tellement freiné que Renaud-Bray a bien failli demeurer au point mort. Mais le 17 juillet 1996, les deux cents créanciers assis dans la salle de conférence de l’hôtel Radisson votent en faveur d’une entente qui sauve Renaud-Bray. La formule retenue suggère la fermeture de cinq succursales et la participation à 49 % du Fonds de Solidarité de la FTQ – une première pour le fonds qui n’avait jamais osé s’aventurer dans le hasardeux milieux du commerce au détail. En échange, les créanciers se contentent de trente sous seulement pour chaque dollar dû par Renaud-Bray, remis sur une période de quatre ans.
Soulagés, les créanciers l’étaient… de cinq millions de dollars. La SODEC, quant à elle, a perdu plus de 300 000 dollars de fonds publics dans l’aventure. Encore aujourd’hui, la SODEC ne cache pas son agacement face à l’entente. La fusion était de loin SA solution préférée.

Opération déconfiture
Raymond Talbot, le propriétaire des librairies Champigny, n’aura pas à effectuer la même traversée du désert que Pierre Renaud. La fermeture de trois des six succursales de la chaîne permettra justement d’éviter les ennuis financiers. Mais M. Talbot ne désire pas commenter le rôle de la SODEC dans cette affaire. «Nous avons les mains liées à la SODEC», répond son filtreur d’appels.

Aujourd’hui, les libraires québécois contrôlent le marché, malgré les percées des magasins à grande surface. De ce côté, l’intervention de la SODEC est un succès. Mais l’État ne peut pas forcer la main du consommateur: 60 % des titres vendus sont des best-sellers, aux deux tiers étrangers, selon un rapport d’enquête du ministère de la Culture et des Communications. «Aujourd’hui, ce qui motive le consommateur pour l’achat d’un livre, c’est le prix», explique Claude Martin, de l’Université de Montréal. Or, Price Costco et autres grandes surfaces n’ont que faire des marges de crédit des petits distributeurs de livres québécois pour vendre la littérature grand public moins chère.

«C’est tout à fait critiquable comme opération, j’en conviens. C’était un risque, mais nous l’avons fait quand même. Mais c’est toujours mieux que d’être resté les bras croisés. Et de se retrouver dans une situation semblable à celle que vit le cinéma d’ici. Un contrôle étranger total, d’où nos ouvres sont pratiquement absentes.»