Société

Pierre Lévy : Toutes toiles dehors

Qui a peur du monde virtuel? Pas PIERRE LÉVY. Pour ce philosophe français, Internet est un formidable tremplin pour les idées. Malgré les marchands, les rumeurs non fondées et l’empire de Bill Gates.

Bien qu’il fasse sans conteste le bonheur de l’industrie informatique, le développement fulgurant des technologies de communication provoque aussi son lot d’inquiétudes. On y voit tantôt une nouvelle source d’exclusion, tantôt une menace à la diversité des langues, voire une forme insidieuse de totalitarisme. De surcroît, la croissance effrénée du commerce sur le Web signifie pour d’aucuns la transformation de la toile en un gigantesque supermarché planétaire.
Pourtant, lorsque l’on expose ces objections au philosophe Pierre Lévy, son visage s’orne d’un large sourire. Pas parce qu’il les considère futiles, loin de là: même qu’il épluche le sujet depuis 1984, alors qu’il débutait ses travaux sur la naissance de la cybernétique et de l’intelligence artificielle. C’est plutôt qu’il ne peut s’empêcher de reconnaître dans cette crainte le même effroi décelé, il n’y a pas si longtemps, à l’arrivée du rock’n’roll.

Invité il y a quelques semaines au Québec pour y donner quelques conférences, il profitait aussi de l’occasion pour présenter son dernier bouquin, Cyberculture (Éditions Odile Jacob) où il explore de long en large les implications de ce nouvel espace de communication qu’il nomme le cyberespace. Un ouvrage qui, plutôt que de chercher à savoir s’il faut être pour ou contre la cyberculture, tente d’en cerner les enjeux. Et si l’auteur avoue d’entrée de jeu être optimiste, c’est d’abord qu’il considère qu’il n’en tient qu’à nous d’en tirer le plus grand profit.

Tant pis, par exemple, si une flopée de marchands en tout genre -considérés à tort ou à raison comme indésirables- envahit cet espace: «Mais qu’est-ce que ça change? Si vous avez mille, dix milles ou un milliard de serveurs qui sont consacrés au commerce, il en reste une infinité pour autre chose. Quand vous occupez beaucoup de place, vous n’enlevez pas de l’espace aux autres, ce n’est pas une logique territoriale!»

Quant aux prétendues aspirations monopolistiques du patron de Microsoft, il ne s’en formalise guère: «Je crois que Bill Gates n’a qu’un seul objectif, c’est de gagner beaucoup d’argent. Il ne veut pas attenter à la liberté des gens, il s’en fout complètement: si quelque chose lui fait gagner de l’argent, il va y aller, sinon il ne va pas y aller. Mais même s’il y a un monopole, ce que je déplorerais, personnellement, est-ce que ça changerait vraiment grand-chose? Ce n’est pas parce qu’il n’y a qu’une seule compagnie de téléphone que les gens ne se disent pas ce qu’ils veulent. Bill Gates ne va jamais intervenir sur le contenu, c’est absolument impensable.»

L’intelligence collective
Dans un ouvrage précédent, l’auteur avait abordé le concept d’intelligence collective, concept auquel certains de ses collègues ont rétorqué en parlant plutôt de stupidité collective. «On n’a pas attendu Internet pour ça!», réplique-t-il sur-le-champ, avant de clarifier la notion d’intelligence collective: «Ce n’est pas du tout une utopie ou une manie personnelle: c’est la raison d’être du cyberespace, ce à quoi on l’a employé dès le début. Au départ, on souhaitait faciliter l’accès à des super calculateurs pour des chercheurs qui travaillaient pour l’armée américaine. Ils ont créé autre chose: un système de communication et de recherche coopérative. C’est cet aspect qui a fait que d’autres universitaires, qui ne travaillaient pas du tout pour la défense, ont voulu y participer. Et c’est pour ça que des étudiants se sont mis à améliorer le système et que tout le monde a voulu s’y raccorder. La communauté scientifique est non seulement la première utilisatrice, mais c’est elle qui a construit Internet. Et le fonctionnement même de la communauté scientifique, c’est l’intelligence collective. Ni uniforme ni dirigée d’en haut, elle comprend en elle-même toute la dimension de compétition, de rivalité, en même temps que la notion de coopération. Tous les gens qui ont imaginé les premières conférences électroniques visaient explicitement ce processus d’intelligence collective.»

Développé par des universitaires, cet instrument qu’on dit universel n’en demeure pas moins inaccessible pour la majorité de la population mondiale. De là à le considérer comme élitiste, il n’y a qu’un pas, que Lévy se garde toutefois de franchir: «Beaucoup de mouvements sociaux émanent des intellectuels. Ce ne sont pas les paysans du fin fond de la campagne qui vont commencer un mouvement du genre. Ce sont des gens qui vivent dans les grandes villes, plutôt éduqués, pas effrayés par les technologies et qui ont des idées un peu visionnaires ou utopiques. C’est normal que ce soit ces gens-là qui commencent à faire des choses nouvelles. Mais plutôt que les dénoncer comme étant l’affreuse élite qui exclut les autres, je pense qu’il faudrait les remercier parce que, maintenant, de plus en plus de gens peuvent participer. Ce qu’il faut voir, c’est la tendance: il n’y a jamais eu un moyen de communication qui s’est répandu aussi vite. C’est plus rapide que le téléphone, la radio, la télé. Donc plutôt que de dire que ça ne touche qu’une minorité, on pourrait dire que c’est incroyable la vitesse à laquelle ça touche la majorité.»

A chacun sa vérité
Élitiste ou populiste, le cyberespace est un gigantesque fourre-tout. Les documents les plus sérieux y côtoient les rumeurs les plus folles, les lieux de propagande ressemblent à s’y méprendre à de l’information officielle. On est loin du mode de fonctionnement des médias traditionnels qui, en principe, sont réputés vérifier et contre-vérifier la nouvelle avant de la diffuser. Encore là, Lévy n’y voit pas nécessairement un désavantage: «De voir toute cette diversité, toute cette hétérogénéité interconnectée, et la possibilité d’y participer personnellement, sans barrière a priori, sans qu’un rédacteur en chef te dise: "Non, coco, monsieur Tout-le-monde ne comprendra pas, il faut dire la même chose que d’habitude", c’est fantastique, non? Pendant la guerre du Golfe, le service de propagande de l’armée américaine alimentait CNN, CNN alimentait tout le monde et tout le monde répétait la même chose. Ce n’était pas Internet, l’information était soi-disant vérifiée, mais vérifiée par qui? Le fait qu’il y ait une très grande variété de sources me semble la meilleure garantie qu’il y ait un minimum de liberté.»

Ni infrastructure, ni base de données, le cyberespace selon Pierre Lévy est beaucoup plus que la somme de ses parties. Et pour peu qu’on s’en donne la peine, il pourrait devenir un lieu de construction permanente de la démocratie, avec «l’intelligence collective au poste de commandement.» Un système, comme le conclut l’auteur, dont «l’architecture suprême relève du politique».
Vous n’alliez quand même pas imaginer que ce serait facile?