Laurent-Michel Vacher : Science et vie
Société

Laurent-Michel Vacher : Science et vie

Il fut un temps où les philosophes étaient des scientifiques, et vice-versa. Mais il y a eu une rupture; et, aujourd’hui, les philosophes flottent dans les hautes sphères de l’abstraction, en se foutant royalement de la réalité. Pour LAURENT-MICHEL VACHER, le temps est venu pour les philosophes de retourner à l’école. Et de redescendre sur terre.

Si l’on en croit Laurent-Michel Vacher, prof de philo au cégep Ahuntsic depuis plus de trente ans, et auteur, entre autres, d’Histoires d’idées (Liber, 1994), la philosophie telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est complètement dépassée. Même si tout le monde se réjouit d’un retour de la philo (voir les nombreuses publications des dernières années et la vague des cafés philosophiques), ce sont plutôt les sciences (exactes, humaines, pures, naturelles, etc.) qui détiennent la plus grande partie du savoir humain, qui nous expliquent la vie, la mort, le monde, qui répondent à nos questions. Pourtant, il suffirait aux philosophes de réfléchir un peu plus comme des scientifiques, et ils retrouveraient toute leur utilité.

Dans La Passion du réel, La Philosophie devant les sciences, un essai remarquable publié chez Liber, Vacher sonne l’alarme pour que la philosophie redescende sur terre.

Quelle est l’attitude de la philo face aux sciences?
C’est celle que Luc Ferry et André Compte-Sponville mettent de l’avant dans leur bouquin La Sagesse des modernes. Ces deux philosophes clament que «tout est incertain»! Leur attitude consiste à dire que la connaissance est impossible, que tout ce qu’on croit savoir est une illusion, que la science n’est qu’un édifice arbitraire, etc. Or c’est faux! Les sciences nous permettent désormais de connaître l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’expansion de l’univers, la composition de l’ADN; enfin, ce n’est pas rien tout ça!
En fait, les philosophes ont une attitude aristocratique lorsqu’il est question des sciences. Ils déclarent avoir des réflexions plus subtiles, plus raffinées que les scientifiques; ils disent que la science est terre-à-terre, vulgaire. Ce snobisme philosophique m’énerve. A quels résultats sont arrivés les philosophes qui se prennent la tête à deux mains et qui sont censés réfléchir sur des choses supposément «plus profondes»? Quelles réponses ont-ils apportées? Des grands mots et des exposés aussi creux qu’ambitieux!

Comment la philosophie peut-elle s’inspirer de la pensée scientifique?
Imaginez que, dans un café philosophique, on se mette à parler du bonheur. Il faudrait commencer par se demander ce qu’est le bonheur, ce qu’on ne fait jamais. Pourtant, il y a des psychologues qui ont fait des recherches sur le bien-être, et qui pourraient donner des pistes pour nous aider à réfléchir sur la question. Mais non, on parle de quelque chose qu’on ne «décrit» pas, qu’on ne connaît pas; au lieu d’observer la réalité et de voir comment l’on pourrait élaborer une morale plus réaliste. La morale, c’est bien l’un des sujets de travail des philosophes, non?

Pourquoi la philosophie ne s’intéresse-t-elle pas aux sciences sociales qui pourraient être ses alliées?
Précisément parce qu’il y a rivalité entre elles. Les sciences sociales (psychanalyse, anthropologie, sociologie, psychologie, économie) parlent des êtres humains, de la pensée, des comportements. Comme la philosophie, les sciences sociales essaient d’expliquer, de comprendre le monde; mais les philosophes préfèrent que ce terrain de jeu leur soit réservé. Je pense qu’il devrait au contraire y avoir dialogue entre les deux disciplines.

Qu’apporteraient les sciences au philosophe, et que serait le rôle de ce dernier?
Le contenu de la pensée scientifique est énorme. J’enrage parce que de toute ma formation, je n’ai jamais entendu parler de ça. On me donnait des cours sur la théorie scientifique de la science, mais en même temps, on la dévalorisait beaucoup. Je n’ai même jamais compris de quoi parlaient les sciences et ce qu’elles avaient découvert. Il me semble que ce bagage devrait être notre terrain de départ.

Quant au rôle du philosophe, c’est celui de «généraliste»; il devrait faire la synthèse des différents champs de connaissances. Bien sûr que la recherche de pointe nous échappe; mais quand on veut une vision globale de la vie, il faut aller lire les «noyaux durs» de la physique, de la chimie, des sciences humaines, et en tenir compte dans notre travail de philosophe! La culture scientifique s’accompagne d’une vague de pédagogie et de vulgarisation. Les livres qui présentent les fondements, les bases et les connaissances centrales de chacune des sciences existent. Il suffit de les lire. Bien sûr, ça demande du travail, mais c’est notre rôle, surtout aujourd’hui. On ne répond pas aux questions du sens de la vie si on ne s’appuie pas sur les savoirs qu’a accumulés la science.

Où remonte cette rupture entre la science et la philo? Car, par le passé, un même homme pouvait être à la fois philosophe et savant…
Jusqu’au dix-huitième siècle, le mot «philosophie» voulait dire «science». Prenez le grand livre de Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle: il y a bien le mot «philosophie»! C’est dans ce bouquin que Newton a établi la loi de la gravitation naturelle, etc.

Jusqu’à Leibniz, certains savants étaient philosophes, et inversement. Or, il y a eu une explosion au dix-neuvième siècle: on a touché à des domaines d’une radicalité, d’une profondeur incroyables, comme l’immensité de l’univers ou l’infiniment petit. Il y a eu en même temps explosion des sciences humaines, et je crois que c’est à notre époque que les mauvaises relations entre pensée scientifique et pensée philosophique ont atteint leur point de crise, à cause de l’extension considérable du savoir scientifique.

Comment la philosophie peut-elle se rapprocher des sciences, alors que les savoirs sont de plus en plus spécialisés?
Évidemment, je ne prétends pas que les philosophes devraient être des chercheurs de pointe, mais ils devraient être familiers avec la science, et avoir une culture scientifique générale. D’ailleurs, les scientifiques, comme Stephen Hawkings, le grand astrophysicien britannique auteur d’Une brève histoire du temps, ont déjà réclamé que les philosophes leur viennent en aide.

Il faudrait donc commencer par changer la mentalité qui prévaut actuellement, et démolir une fois pour toutes cette idée qui condamne la science en disant qu’elle est limitée et relative. Ensuite, il faudrait se mettre à l’école de la science au moins pour une partie de notre formation, en essayant de comprendre ce qu’elle a à nous dire. Je ne veux pas jeter toute la philosophie à la poubelle, mais je trouve que nous ne sommes pas à la hauteur de la pensée scientifique. Or, nous devrions l’être; sinon, nous nous condamnons à l’insignifiance.

La Passion du réel: La Philosophie devant les sciences
Éd. Liber, 1998, 234 p.