Société

La lutte amateur : La fièvre du samedi soir

Diaporama exclusif: photos de Benoit Aquin

Le samedi soir, au cour de Villeray, des hommes ordinaires enlèvent leur pantalon, enfilent un maillot coloré, et se transforment en démons du ring, pendant que les spectateurs les encouragent et les insultent. The Full Monty, version québécoise.

Il est 18 h 30, une heure avant le début des combats, et déjà, une
cinquantaine de fans font la queue devant le Centre de loisirs Notre-Dame-du-Rosaire. Devant moi, un homme d’une cinquantaine d’années tente de convaincre sa femme du bien-fondé d’aller passer un samedi soir à la Northern Championship Wrestling, l’une des ligues majeures de lutte amateur à Montréal. «La lutte, dit-il, c’est un peu comme le père Noël: tu y crois ou tu n’y crois pas. Si t’embarques, tu vas aimer ça!» La femme hausse les épaules, visiblement peu convaincue. «Si tu veux pleurer, va voir Tom Hanks au cinéma. Si tu veux crier, rire et te libérer, viens à la lutte, dit le mari. Tu vas en avoir pour ton argent.» Six dollars pour trois heures à insulter les adversaires et encourager ses protégés. Une aubaine.
La cloche annonçant le début du premier combat sonne enfin. La
salle communautaire _ revampée pour l’occasion en véritable dôme du gladiateur _ est pleine à craquer: près de deux cent cinquante personnes se sont entassées dans les gradins. Déjà, les insultes fusent. Les femmes crachent des malédictions; les hommes multiplient les gestes obscènes. Pour assurer les temps forts d’un ballet calculé, tout le monde a laissé la rectitude politique au vestiaire.

«Fais-le saigner!»
Le premier lutteur apparaît enfin sous les projecteurs. Dans un vacarme
indescriptible, la foule offre un accueil tonitruant à Maxx Fury, qui vient de se hisser dans l’arène. «Son adversaire est un nouveau venu, un favori des partisans. Il devrait le massacrer«, prédit mon voisin, les yeux luisants de plaisir. L’adversaire de Maxx, c’est Ben Le King, et il se glisse justement entre les cordes.

Les préliminaires au combat ne traînent pas. Coups, claques, torsions,
prises savantes, pirouettes et sauts s’enchaînent avec une vélocité
estomaquante. Le public, émerveillé, s’enflamme: «On veut du sang! Tue-le!» À côté de moi, unbambin, le regard inquiet, applique ses mains sur ses oreilles. Dans le ring, papa est en train d’en manger toute une. Le King a nettement le dessus sur son adversaire. Un murmure de satisfaction s’élève au sein de ses partisans. L’issue semble proche. Déjà, certains poussent des rugissements de victoire. Le King rive au sol les épaules de son adversaire pour le compte de trois. Pour faire comprendre aux spectateurs les plus éloignés qu’il est en mauvaise posture, Maxx Fury effectue d’ahurissants sauts de carpe. Mais un troisième lutteur se faufile derrière son dos. Le public se dresse d’un bloc. «Attention, derrière toi!» crie la foule. Évidemment, Le King n’entend pas, et le lutteur lui saute dessus. Maxx sera proclamé gagnant du combat.

Le ton de la soirée est donné. À tour de rôle, les héros de la ligue (des comptables, professeurs, consultants en informatique, commis de quincaillerie, préposés aux bénéficiaires, infographistes…) se succéderont dans le ring, au grand plaisir des ados du quartier, des amis des lutteurs et des accrocs de wrestling venus se défouler pendant quelques heures.
Plus tard, tous les lutteurs et quelques spectateurs se jetteront dans la bagarre. Leurs corps se heurtent, tombent, roulent sous les cordes et s’écrasent avec des bruits sourds sur le sol. Les hommes forts y mettent le paquet. Leurs costumes sont aussi burlesques que carnavalesques: peau d’ours transformée en cape d’Hercule, maillots de judo, masques, sous-vêtements sexy… Les bons d’un côté; les méchants de l’autre.

«Le charme de la lutte, c’est qu’elle permet de se retrouver ailleurs. D’oublier les petites misères, et de se rejoindre dans un autre monde, irréel. Le temps d’une soirée, on peut se permettre de rire un peu et de se retrouver entre amis», explique André Rousseau, journaliste sportif au Journal de Montréal et observateur de la lutte depuis plus de trente ans.
Visiblement, la lutte passionne. Montréal compte quatre arènes de fervents qui se rassemblent ponctuellement. À elle seule, la guérilla de la Northern Championship Wrestling se rassemble une vingtaine de fois par année, à Montréal, à Joliette et à Beauharnois. L’été, elle part à la conquête des campings, foires, festivals et marchés aux puces.

Les lutteurs font l’objet d’une véritable vénération. Durant l’entracte, les spectateurs se poussent pour se faire photographier à côté de leurs personnages préférés, pour leur réclamer des autographes ou leur serrer la main. Ils leur donnent aussi de bonnes tapes d’encouragement sur l’épaule. Ce sont nos chums, des gars ordinaires transformés en stars…

Les machos
«La lutte, explique Maxx Fury (Max Rendinella, à la sortie du ring), offre du sex-appeal: c’est un sport qui possède à la fois une bonne dose de virilité, de vulgarité et de violence. C’est le téléroman des hommes! Il y a de la bataille et des intrigues. Lorsque je vais sur scène, je fais ce que j’aime, mais j’offre aussi au public ce qu’il veut voir. J’y mets tout mon cour et toute mon énergie. J’ai l’impression que je suis en train de faire une bonne chose. Que je fais du bien.»

Il fait le bien, mais il se fait aussi mal: les gladiateurs n’échappent pas aux blessures. À quelques reprises, certains ont quitté l’arène en ambulance: commotion cérébrale, membre brisé ou fracturé, crise d’angine… «C’est inévitable. Tu ne sors jamais d’un match sans blessures. Pendant des heures, je saute sur des planches de plywood assemblées avec des vis de métal. Le lendemain d’un match, j’ai toujours des petites contusions.» Ou un mal de genoux. La semaine dernière, Maxx a eu du mal à exercer son métier de busboy: ses genoux ne pliaient plus…

Qu’importe. Les lutteurs se retrouveront au prochain match avec la même
ferveur _ même si, après treize ans, ils n’ont pas encore vu l’ombre d’un billet vert. «Notre véritable salaire, explique Bertrand Hubert, l’organisateur de la soirée, ce sont les applaudissements de nos supporters, et ça vaut autant que n’importe quelle somme d’argent.»
Et ce soir-là, la foule a majestueusement accueilli ses héros. Ils n’ont peut-être pas la technique de Hulk Hogan, mais, au moins, ils y mettent tout ce qu’ils ont…

Prochain combat: le 15 mai à 19 h 30, au Centre de loisirs Notre-Dame-du-Rosaire. Billets en vente à la porte au coût de 6 $.
La NCW sur Internet: www.ncw.qc.ca.