Société

Haute trahison

Il y a des trahisons qui résument bien une époque…Prenez, par exemple, celles que les «amis» de Stanley Kubrick ont réservées au regretté cinéaste en commençant à dévoiler, il y a deux semaines, les secrets de son film posthume, le très attendu Eyes Wide Shut, qui prend l’affiche le 16 juillet.Depuis sa mort, le 7 mars dernier, Stanley Kubrick – célèbre pour sa dévotion à son ouvre, son perfectionnisme acharné et le soin avec lequel il protégeait ses tournages et sa vie privée – inspire malgré lui une foule de gens (collaborateurs, «amis», ex-employés ou vagues connaissances) qui ne cessent de multiplier les articles sur lui: d’une ex-actrice, qui tint la vedette de son second long métrage, à un figurant qui traverse brièvement son dernier film. Même sa gouvernante, Betty Crompton, est en train de rédiger ses mémoires, donnant ainsi un nouveau sens à l’expression laver son linge sale.Cette escalade dans l’absurde a toutefois pris un tour plus sérieux il y a deux semaines avec deux événements: la publication d’Eyes Wide Open: A Memoir of Stanley Kubrick, un livre de souvenirs de Frederic Raphael, coscénariste de son dernier film, qui évente quelques punches d’Eyes Wide Shut, et donne occasionnellement dans le voyeurisme (décrivant même les toilettes de la maison Kubrick!); et la parution d’une critique d’Alexander Walker, un autre de ses «amis», qui a trahi la confiance de la veuve de Kubrick, en devançant d’un mois la publication d’un texte divulguant plusieurs secrets du film.Tout cela relèverait bien sûr de l’anecdote, si ces faits ne confirmaient (comme la récente mise en vente des lettres d’amour de J.D. Salinger, ou l’intérêt constant pour la vie de Réjean Ducharme) la fascination malsaine des médias pour ceux qui refusent de jouer leur jeu.Stanley Kubrick croyait que ses films étaient plus importants que sa personne, et que leurs images étaient plus éloquentes que ses mots. Sa réserve légendaire n’aura pas empêché qu’une poignée de profiteurs violent, après sa mort, la confiance que l’un des artistes les plus secrets de son temps leur avait accordée de son vivant. Triste époque. Kubrick passait pour un misanthrope, un paranoïaque, un ermite d’une méfiance maladive et immodérée. Le cirque qui a suivi sa mort aura prouvé, tristement, que ses craintes n’étaient pas complètement injustifiées…